Les Carthaginois ont payé cher leur défaite face à Rome : révolte des mercenaires, tribut exorbitant, perte de la Sicile, interdictions diverses… Nous voici dans les cothurnes d’Hannibal, à la tête des meilleurs combattants que le bassin méditerranéen a pu donner, prêt à quitter Carthagène pour briser l’étau mortel de Rome. Surpasser les exploits du protégé de Baal, faire preuve d’assez de mètis pour infliger aux romains la leçon qu’ils méritent. Voilà le défi que propose Hannibal – Rome and Carthage in the Second Punic War.

Il y avait là des hommes de toutes les nations, des Ligures, des Lusitaniens,des Baléares, des Nègres et des fugitifs de Rome. On entendait, à côté du lourd patois dorien, retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille, et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert, âpres comme des cris de chacal. Le Grec se reconnaissait à sa taille mince, l’Égyptien à ses épaules remontées, le Cantabre à ses larges mollets. Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque, des archers de Cappadoce s’étaient peint avec des jus d’herbes de larges fleurs sur le corps, et quelques Lydiens portant des robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d’oreilles.

Salammbô, Flaubert

Hannibal – Rome et Carthage nous offre le théâtre des guerres puniques sous un habillage particulièrement original, un plateau au rendu bois peint, une stylisation poussée et une police d’inspiration cunéiforme. La direction artistique a su ainsi rendre une ambiance antique, agréable et lisible. Des animations simples et rares, des effets sonores discrets, une musique adaptée renforcent l’impression laissée par le graphisme, le jeu propose un environnement sobre mais propice à l’imagination.

Voyons un peu les mécanismes. À la tête de quelques armées et flottes carthaginoises, vous avez 20 années (un tour égal une année, une partie dure environ deux heures) pour faire tomber Rome ou voir Carthage humiliée, voire se jouer la victoire sur un système de points. Le joueur humain ne jouera que le camp carthaginois, l’IA gérera la puissante Rome. Une brochette de chefs historiques se voit confier les armées, dont la puissance sera magnifiée, ou non, par la qualité de ses leaders.

Annibal vécut dix-sept ans dans les camps ; dix-sept ans il employa aux entreprises les plus difficiles et les plus incertaines des peuples nombreux, de langages et de mœurs différentes : jamais cependant il ne fut en butte à quelque embûche, jamais il ne fut trahi par un seul de ses soldats.

Histoire générale, Polybe

Il faut compter également sur les décisions du Sénat, qui vous impose les objectifs stratégiques auxquels vous ne pouvez déroger et vous attribue les chiches moyens nécessaires à votre conquête. Si à une difficulté de niveau faible, le sénat suit naturellement vos conseils, il se révèle nettement plus indépendant au niveau difficile.

Gaule cisalpine.
Message du Sénat.
Montage reproduisant la totalité de la zone de jeu.

 

Hannibal – Rome et Carthage repose également sur des cartes d’événements et d’actions qui peuvent se jouer en mode stratégique ou lors des batailles. Certaines permettent de restituer le contexte historique de l’époque, par exemple en permettant de renverser des alliances si vous faites suffisamment de victoires, d’autres simulent les aléas inévitables sur de telles périodes (mort d’éléphants) et les cartes de bataille permettent de jouer des tours pendables aux généraux adverses, surtout aux moins expérimentés d’entre eux.

Un premier regret, ces cartes ne sont finalement que de vulgaires rectangles à textes, et auraient gagnées à être illustrées. Pire, le « deck » est peu pratique en dépit de l’absence d’iconographie, et il faut aller trifouiller pour connaître les coups à disposition. Cela peut paraître mineur, mais révèle un défaut d’ergonomie dont on reparlera.

Globalement, les mécanismes imposent un déroulement historiquement vraisemblable des opérations, tout en laissant suffisamment de liberté au joueur, liberté sans laquelle il serait réduit à singer l’histoire. Bel équilibre pour une cible de joueurs certes amateur de stratégie, mais peu avides d’uchronies trop divergentes.

Il est temps de franchir le Rubicon, en l’occurrence les Alpes. Une rapide tentative me fait comprendre que le passage par les cases tutoriels et manuel s’imposent. Pas de regrets, les tutoriels sont progressifs, très guidés et quasiment complets.

Quand au manuel (fichier PDF), il se prête bien à la recherche d’un point de règle particulier, par exemple le déplacement naval des troupes terrestres qui a été curieusement oublié des tutoriels. Il lui manque juste les formules précises de résolutions des pertes lors des batailles, notamment pour les batailles de siège. C’est un choix délibéré selon l’auteur. L’équivalent du manuel est également intégré au jeu, mais dépourvu des fonctions de recherche d’un PDF.

Bref, à l’issue de ces phases d’apprentissage, on se sent fin prêt à renvoyer Rome au rang de civilisation mineure.

Le premier tour nous ramène brutalement à la dure réalité. Les didacticiels encadrant totalement les actions possibles, les défauts de l’interface étaient occultés. Les commandes qui paraissaient limpides deviennent soudain absconses, on peste contre des messages d’erreurs injustifiés, et surtout l’impossibilité de dé-zoomer la carte rend les déplacements difficiles à visualiser.

On comprend aussi pourquoi le manuel et les didacticiels insistaient tant sur la description des provinces et des théâtres, leur topologie se révèlent difficile à discerner, il vaut mieux dans un premier temps se référer à la mini-carte, malheureusement dépourvue d’éléments dynamiques, comme la localisation des généraux. Et même avec la mini-carte, on ne distingue pas les deux régions occidentales de l’Italie.

Aide en jeu.
Mouvement illégal.
Card power.
Exemple de siège.

Par exemple, dans le screenshot ci-dessus le mouvement est illégal non pour avoir tenté un déplacement terrestre (sans le ALT) entre l’Afrique et l’Italie du Nord, mais pour avoir essayé de parcourir quatre zones d’un coup. Comme de plus les déplacement navals ont été oubliés dans les didacticiels, on se heurte à quelques minutes de frustration.

Citons également en vrac l’absence d’un tableau de localisation des généraux, l’impossibilité de changer une unité affectée au front pendant la préparation d’une bataille. Pensez d’ailleurs à activer la résolution rapide des batailles dans les options avancées, vous gagnerez de longues et nombreuses minutes.

Il y a aussi de nombreuses exceptions comme celle-ci, ci-dessous, qui font partie des contraintes historiques, mais qui rendent les premières parties difficiles à planifier.

On arrête là la minute râleuse, et on reprend la route, celle qui mène à Rome. Avec l’habitude et le recours fréquent au manuel, la plupart des problèmes d’ergonomie se font oublier.

On connaît la carte, on sait qu’il faut contrôler Gênes pour faciliter les manœuvres en Italie du nord, on réfléchit avant de placer ses unités pendant les batailles, on se concentre pendant la phase de Rome pour mémoriser les actions adverses, on anticipe les effets dominos de ses victoires sur les cités voisines … Petit à petit, lentement certes, on ne lutte plus contre sa méconnaissance des mécanismes, mais contre Rome et son IA.

Et il faut le reconnaître, l’IA fait son boulot. Vous ravagez les villas italiennes avec une grosse armée, elle va rameuter et concentrer tous les renforts du secteur pour vous éradiquer, tout en coupant votre support en Gaule cisalpine. Elle coupe aussi vos routes maritimes, rendant les débarquements transalpins hautement risqués.

Avec l’entraînement, on apprend également l’importance du jeu des cartes d’événements, au moins aussi importantes que les batailles, qui offrent finalement peu de finesses tactiques.

Les cartes offrent une palette de coups politiques ou tactiques propres à chaque camp. Certaines nécessitent des prérequis logiques (par exemple, il faut qu’Hannibal connaisse quelques victoires pour espérer l’aide de puissances voisines).

Les batailles voient s’affronter les unités par rangées de huit, avec renforts des rangées suite aux fuites et pertes de chaque tour. La qualité des généraux influe très fortement sur les résultats (sur ce point Hannibal est sans égal), et là aussi, certaines cartes permettent de faire la différence. Même si le joueur dispose de peu d’options, il doit connaître une foule de cas particuliers pour optimiser ses chances. L’étude du manuel s’impose.

Une fois passé un apprentissage donc pénible, le joueur saura planifier une stratégie efficace et historiquement plausible. Même si l’IA dispose d’une situation favorable (le jeu n’est pas symétrique, et Rome dispose d’une puissance bien supérieure à celle de Carthage dans la plupart des domaines), elle sait donner le change et offre une opposition de qualité à la logique compréhensible.

Derniers mots

Au final, Hannibal : Rome et Carthage offre un vrai défi stratégique avec des mécanismes historiquement corrects et une IA intéressante. Il est dommage que les premières heures soient rendues si ardues par des problèmes d’ergonomie, la plupart aisément évitables ou corrigeables.

  • Une IA correcte pour un jeu rapide à jouer.
  • Interface pas toujours pratique, prise en main des règles assez pénible.
Infos pratiques

Sortie : 21 septembre 2010.

Éditeur/développeur : Matrix Games / Forced March Games.

Prix éditeur : 34.99 € en téléchargement.

Site officiel : fiche chez Matrix. Une démo est disponible.

3 Commentaires

  1. Le design de la carte est vraiment d’une grande qualité artistique. Dommage que ça ne suive pas dans l’ergonomie.
    Merci au passage pour l’affichage complet des images, bien plus simple à mes yeux. Est-ce que vous pensez à mettre une note un jour ? À la lecture du test, j’ai un peu de mal à voir si le jeu mérite le détour, quel public est visé… (j’ai l’impression qu’il est trop costaud pour un amateur comme moi mais j’ai dû mal à me faire une idée).

  2. Quel public est visé ? Ce n’est pas un monster game, on ne gère que quelques armées, et les parties durent 2 ou 3 heures au maximum, donc plutôt un profil « petit joueur » (ce n’est pas péjoratif pour moi). Les mécanismes imposent/autorisent une forte vraisemblance historique, donc le jeu plaira aux joueurs qui aime la période et préfèrent rester proche de la réalité. Enfin un jeu difficile d’apprentissage, qui peut rebuter les dilettantes (et je crains que la démo ait surtout servi de repoussoir). Enfin bref, si tu es prêt à ta coltiner les règles, et que tu veuilles tester « rapidement » les stratégies qu’Hannibal auraient pu tenter, c’est ton jeu. Sinon, passe ton chemin.

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