To End All Wars, nouvelle sortie majeure du studio français AGEOD, nous emmène cette fois sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Dans un milieu du wargame informatique dominé par la Seconde Guerre mondiale, en une année de commémorations symboliques, voilà qui est fort judicieux. Ce thème est cependant un pari pour le studio français. Comment AGEOD relève-t-il le défi de ce titre ?
Il est à noter que ce n’est pas tout à fait la première incursion d’AGEOD sur le terrain de la Première guerre mondiale. En 2007 sortit World War One puis, en 2010, la très nécessaire amélioration World War One Gold. Édité mais non pas réalisé par AGEOD, c’est un euphémisme de dire que le titre laissa un souvenir des plus mitigés. A mon humble avis, cette condamnation généralisée est exagérée et le jeu, moyennant un apprentissage (laborieux) des règles et de l’interface est d’une richesse et d’une profondeur inégalée jusqu’à To End All Wars. Les possesseurs du titre retrouveront d’ailleurs dans ce dernier de nombreux signes d’une certaine ascendance. AGEOD a cette fois choisi de développer le jeu avec son moteur fétiche.
Simuler la Première guerre mondiale a l’échelle stratégique est une gageure. Le conflit a tout d’abord mauvaise réputation chez les joueurs : il serait long, statique et par conséquent ennuyeux. C’est le premier défi à relever. Ensuite, défaut constaté dans d’autres jeux, il faut réussir à simuler un déroulement plausible de la guerre. Considérant leurs désavantages stratégiques, les puissances centrales doivent réussir un plan Schlieffen convenable et les deux camps doivent pouvoir tenir un front… pour plusieurs années ! Voilà le deuxième défi. Enfin, les aspects éminemment politiques et économiques du conflit doivent être pris en compte par le titre, considérant la façon dont la guerre s’est achevée historiquement. L’usure de la guerre et du moral, le blocus, les grèves, les révolutions doivent être de la partie. C’est le troisième défi.
Des titres précédents (Guns of August, World War One Gold) souffraient de lacunes sur certains de ces aspects, que ce soit entièrement ou partiellement. Voyons comment s’en sort AGEOD cette fois-ci.
A la découverte du jeu
A la découverte du jeu, force est de constater que, comme d’habitude, la réalisation générale est de qualité. La carte est visuellement fort plaisante. Elle s’étend de Gibraltar à Moscou et comporte des zones représentant le Pacifique et l’Afrique.
Les unités (allant de la brigade à l’armée) sont représentées par des pions arborant soit le portrait du commandant, soit une représentation des troupes concernées. Ces dessins sont tous de qualité. On se surprendra à passer de longs moments à observer les descriptifs et représentations de ses unités avant de commencer à jouer. En bref, comme dans Civil War 2 (voir notre test) et la plupart des titres du studio français, l’aspect visuel est une réussite. Surtout considérant ce qui se fait habituellement dans le milieu du wargame.
L’univers sonore est honorable mais sans plus. La musique d’ambiance est une sélection de marches militaires d’époque, comme dans d’autres titres AGEOD. Selon les goûts, elle peut être coupée. Les autres effets sonores remplissent leur office mais ne sont pas particulièrement remarquables. Si l’aspect sonore est complètement secondaire dans un wargame, celui de To End All Wars est correct, on notera quand même que l’absence d’un moyen de contrôle du volume est, en 2014, assez incompréhensible.
Sur le plan technique, le jeu tourne de façon très fiable. Aucun plantage en deux semaines de test. Par contre, le moteur emblématique d’AGEOD commence à montrer son âge. Même avec un ordinateur à la configuration assez puissante, le défilement de la carte est saccadé quand le zoom est au minimum ou un filtre activé. Autre point noir technique, la durée du passage des tours. Il faudra compter parfois deux minutes, voire plus. A mon avis, le défaut est mineur : c’est le prix à payer dans un jeu si complexe pour le traitement des données et pour bénéficier d’une intelligence artificielle honorable. Malgré tout, il me revient de le signaler car il sera peut-être rédhibitoire chez certains.
L’interface est dans la lignée de l’interface « refondue » de Civil War 2. On pourra relever tout d’abord qu’elle est plus jolie, moins froide que dans le titre précédent. AGEOD a fait ici quelques efforts. Côté pratique, ça reste mitigé. Le nombre de boutons à pousser pour accéder à certaines fonctions, la non-prise en compte du clic droit dans beaucoup de menus, des erreurs (de jeunesse) d’affichage et l’aspect fouillis de certains menus / piles complique la tâche du joueur. Les piles navales sont moins « synthétiques » que les piles terrestres et demandent une plus grande patience à gérer. Les habitués pourront franchir le parapet les yeux fermés mais pour les débutants l’apprentissage peut s’avérer décourageant.
Passons au vif du sujet, l’action ! Tout d’abord, le système de jeu pour ceux qui ne connaîtraient pas encore le moteur AGE. Nous voilà face à un titre en tour par tour avec résolution simultanée. Chaque joueur donne ses ordres à son tour puis ces derniers sont résolus. Ce système permet des parties dynamiques et offre souvent des contre-temps et des rebondissements intéressants. Concernant To End All Wars, l’un des changements les plus notables se trouve dans les règles d’interception / de renfort des armées. Finie l’époque de la guerre de Sécession où votre Corps pouvait voir passer un corps Yankee dans la province voisine sans bouger le petit doigt malgré des conditions favorables. Ici, les interceptions sont quasi-systématiques et l’attaquant devra prendre en compte cet aspect et les renforts ennemis éventuels. Attaquant Colmar avec l’armée Dubail, je me suis ainsi heurté aux renforts venus de Strasbourg qui réussirent à me repousser sans trop de peine. L’anticipation des actions ennemies et donc la connaissance des forces adverses grâce à la reconnaissance aérienne sont maintenant encore plus cruciales qu’avant.
Les tours représentent deux semaines. Attardons-nous un peu sur ce délai… Il me semble que nous sommes là face à un compromis : un mois eût été trop long en 1914, en 1918 et sur certains fronts. Une semaine est une durée idéale pour 1914 et pour les phases de mouvement mais interminable pendant les phases de guerre de position. C’est donc deux semaines. Je regrette qu’il ne soit pas possible de changer d’échelle au cours du jeu, selon l’année et les saisons, comme c’était le cas dans d’autres jeux. Des tours d’une semaine en 1914 faciliteraient d’ailleurs la tâche à l’intelligence artificielle. Hélas, à ma connaissance, une telle modularité n’est pas possible avec le moteur actuel.
Et concernant nos trois défis ?
Premier défi : le système de jeu
Pour le premier défi, le spectre de l’ennui, c’est une réussite pour AGEOD. On ne s’ennuie pas. Le syndrome du « encore un tour » n’est pas loin. Et si l’impasse existe à l’Ouest, on pourra se rabattre sur les fronts périphériques ou coloniaux. De même, chercher à sortir de l’impasse fait partie du jeu. Ce qui peut surprendre, cependant, est le nombre indigent de scénarios dans la version de base. Un tutoriel, un scénario Tannenberg, une grande campagne « historique » et une grande campagne « libre ». Même si les développeurs ont à plusieurs reprise évoqué l’ajout de scénarios supplémentaires dans les patches à venir, y compris dans le manuel, voilà qui sent le D.L.C. à plein nez.
L’actuel scénario simulant le conflit dans toute sa durée est bien réalisé, très fidèle, bien qu’il soit un peu déterministe (j’y reviendrai). On halète pendant la guerre de mouvement de l’été et l’automne 1914 (même si l’intelligence artificielle doit être améliorée…), puis s’installe la logique défensive simulée ici par les retranchements maximum autorisés qui passent en trois mois de 1 à 2, 3… et ainsi de suite. Bien que je n’ai pas poussé mes différents tests au delà de l’année 1915, l’ensemble paraît bien équilibré et fonctionne de manière très historique. Un petit coup d’œil sur les compte-rendus de partie de la communauté (sur le forum Ageod ou sur le QG) est assez éclairant. En jeu par e-mail, les résultats sont très historiques et contre l’ordinateur, ils restent plausibles.
Deuxième défi : intelligence artificielle et spécificités de la Grande Guerre
Concernant le deuxième défi, puisque l’on en parle, le bilan est globalement positif bien que quelques défauts soient présents. L’intelligence artificielle remplit son office, mais dans la version testée (1.00), elle présente quelques lacunes dont certaines sont assez graves : jouée par le joueur informatique, l’Allemagne peinera ainsi à réaliser un plan Schlieffen correct et buttera sur les forts de Liège et de Namur. Après tout, c’était la raison d’être de ces forts et il est agréable d’avoir cette possibilité. Cependant, on souhaiterait que dans la majorité des cas l’Allemagne réussisse à entrer en France avant que les alliés ne réagissent. Le joueur de l’Entente devrait se sentir systématiquement menacé à l’ouest en 1914. Autre point noir, les « mega stacks », i.e. la concentration par l’ordinateur de ses forces en des piles surpuissantes au mépris des malus (et du réalisme). Notons que ces deux défauts sont en cours de correction dans le patch 1.01 à venir.
Pour le reste, le pari est réussi. Une fois la mécanique des tranchées enclenchée, les combats se font acharnés et les progressions plus lentes, même quand un adversaire a le dessus. Les percées suivies de blitzkrieg qu’il était possible de réaliser (sous certaines conditions) dans World War One Gold ou Guns of August ne sont pas de la partie ici. A l’exception du défaut des « mega stacks » évoqués plus haut, l’intelligence artificielle remplit bien son office : elle tient la ligne. Un défaut historique des jeux AGEOD est même éradiqué : je n’ai pas vu de micro-unité se lancer dans une folle cavalcade, un raid irréaliste ou un débarquement suicidaire.
Notons d’ailleurs que le jeu est divisé en trois camps et non pas deux. D’un côté les Empires Centraux, de l’autre l’Entente occidentale puis enfin la Russie. Ce choix, qui a pu être contesté, est à mon avis un bon choix. Les autres titres que j’évoquai étaient tous fortement déséquilibrés en faveur de l’Entente. Les joueurs pouvaient coordonner leurs efforts, partager les ressources et mettre à genoux plus facilement les puissances centrales. Ici, ce ne sera plus possible. Certes, des joueurs humains pourront se coordonner, mais un certain équilibre est préservé par la division en trois camps.
Bref, le jeu a un déroulement globalement plausible malgré quelques défauts de jeunesse. Deuxième défi relevé.
Troisième défi : les aspects diplomatiques, économiques et sociaux
Enfin, la prise en compte des aspects stratégiques, non militaires, du conflit. Comme dans d’autres titres, AGEOD reprend son mécanisme de moral national et la stabilité d’un pays décroit quand ce dernier descend en deçà d’un certain seuil. A cette fin, les habituelles fluctuations du fait des batailles sont présentes aux côtés de nouveautés. Tout d’abord, de nombreux événements viennent réserver de bonnes (rarement) et de mauvaises surprises. Ensuite, l’usure de la guerre a été introduite.
Généralement à partir de 1915, chaque pays perdra en loyauté au profit des «rebelles ». Quand ces rebelles atteignent certains paliers, de bien désagréables événements peuvent se produire (grèves, mutineries) parmi lesquels une révolution ! Toutes les puissances sont concernées. Pour les Centraux, le blocus mené par l’Entente (qui montera en puissance graduellement) aura des effets de plus délétères pour le moral national. Pour l’Entente, il sera vital de maintenir suffisamment de navires de commerce dans les lignes commerciales, au risque de subir aussi de terribles effets moraux. On voit se profiler ici l’ombre des U-Boots et de la guerre sous-marine. On le constate, tout est prévu.
La diplomatie est gérée à coup de « décisions ». Chaque joueur pourra envoyer des diplomates chez les neutres pour tenter de les influencer. Si le système a l’apparence de l’ouverture, il me semble pour le moment assez déterministe et fermé. Il sera ainsi très difficile d’amener l’Italie à rejoindre les centraux (il manque au jeu, d’ailleurs, certaines options a-historiques où l’Italie entrerait en guerre contre la France en 1914 comme dans Guns of August et Word War One Gold) ou même de l’empêcher à intervenir. Les nations ont tendance à rejoindre leurs alliances historiques à des dates historiques. Par goût personnel, j’aurais souhaité une plus grande liberté. Ce sera peut-être l’affaire d’un prochain patch.
La recherche est également gérée à coup de décisions. Il faudra investir de l’argent et des points politiques pour faire avancer les curseurs et débloquer les technologies avancées (gaz, chars, avions modernes…). Ce ne sera guère un problème, sauf pour la Russie. Le système est simple et suffisant, il ne parasite par le jeu est s’intègre bien au style AGEOD.
Enfin, sur le plan économique, au delà des questions de blocus / guerre sous-marine, l’ensemble est réduit au strict minimum. Les joueurs pourront (devront) construire des usines de munition afin d’assurer leurs besoins grandissants. Mais force est de constater qu’en l’état, du fait de quelques bugs notamment, l’intérêt de tout ça est assez obscur et que les ressources ne manquent pas énormément (mais c’est aussi assez historique). Hormis pour le joueur russe, en déficit chronique de munitions et de matériels lourds.
Tous mes remerciement à Elvis pour m’avoir autorisé à utiliser des captures d’écran de sa partie en cours, dont voici quelques autres exemples montrant la diversité des situations. Vous pouvez suivre cet AAR directement par ici dans le forum du QG.)
Quelle conclusion apporter à tout cela ?
To End All Wars va s’imposer comme l’un des titres les mieux réalisés d’AGEOD. Dès sa première version, il est jouable, stable et d’une qualité certaine. Considérant les tendances du jeu vidéo et de certains studios, c’est assez rare pour être souligné. La simulation du conflit est réussie malgré quelques petits défauts qui sont, pour la plupart, de jeunesse. Certes, le moteur n’est pas renouvelé et certains esprits chagrins pourront avoir l’impression d’une modification « Grande Guerre » de Civil War 2. Si les points communs sont, évidement, nombreux, les différences le sont encore plus.
Comme d’habitude, l’aspect général du titre est très plaisant et les options laissent miroiter une rejouabilité assez grande. Enfin, la mécanique interne semble rodée : les combats sont plausibles et ne donnent pas de résultats aberrants, la plupart des mécanismes implantés fonctionnent, bien qu’il faudra constater ce que donneront certaines nouveautés à l’usage (blocus, combats aériens…). S’il est peut-être un peu tôt pour dire qu’il s’agit là du meilleur titre du studio français, To End All Wars est très certainement sur le podium avec AACW et Civil War 2 (classement purement subjectif de l’auteur de ce test). Ne reste plus qu’à attendre la bonification traditionnelle qu’apportent les années chez AGEOD, ainsi que les futures extensions.
Les joueurs curieux ne connaissant pas AGEOD n’ont donc pas à hésiter longtemps, To End All Wars est le jeu de stratégie moderne qui manquait à la Grande Guerre. Quant aux connaisseurs d’AGEOD, qu’attendez-vous ?! La tranchée d’en face ne va pas se conquérir toute seule !
- Une simulation de qualité et une réalisation soignée ; bien plus agréable et séduisant que la concurrence sur ce conflit ;
- Des graphismes plaisants et une historicité dans l’ensemble scrupuleuse ;
- Un grande rejouabilité et des variations possibles (et espérons-le bientôt plus nombreuses).
- Des défauts de jeunesse (I.A., bugs d’affichage…) ;
- Un moteur qui fait son âge pour un jeu ambitieux (saccades, passage des tours) ;
- Un manuel pour le moment incomplet et des fonctionnalités non-expliquées en jeu (mines, dragueurs de mines…).
Date de sortie : 26 août 2014
Éditeur / Studio : Ageod – Matrix Games / Slitherine
Site officiel : Fiche chez Ageod
Prix : 32,99 € (téléchargement) ; 45,99 € (boîte + téléchargement). Disponible dans notre boutique en ligne.