Auteur d’une fresque remarquable et remarquée sur la Première Guerre mondiale, l’historien Jean-Yves le Naour poursuit dans la chronologie en évoquant à présent l’entre-deux-guerres. Après un premier livre consacré aux années de l’immédiat après-guerre (1919-1921. Sortir de la guerre), la suite, toujours chez Perrin, se pose l’iconoclaste question suivante : 1922-1929. Les années folles ?
En effet, cette décennie est passée à la postérité comme celle d’une fête perpétuelle, d’un appétit de conjurer la mort de masse, de vie et de joie, comme le temps d’une intense production intellectuelle. Or, même si ces aspects existent, la grande force du livre est de les questionner et de montrer, qu’au-delà de belles réussites littéraires et artistiques, des bamboches du Tout-Paris, un tout autre quotidien est vécu par l’écrasante majorité des Français. Depuis un remarquable livre dirigé par le regretté Dominique Kalifa (Les noms d’époque ; de « Restauration » à « années de plomb »), on sait en effet que les noms d’époque sont bien souvent postérieurs et idéalisent un passé vu comme perdu…
En fait, la première partie de l’ouvrage décrit une France vainqueure mais meurtrie, ruinée et affaiblie, en état de deuil quasi-permanent. Sans misérabilisme ni parti pris, Jean-Yves le Naour dépeint et explique comment et pourquoi elle se couvre de monuments aux morts, doit reconstruire sa partie la plus riche dévastée par les combats et les destructions allemandes, comment elle entend payer sa dette au 1.5 million de morts, aux millions de blessés, dont beaucoup sont défigurés. Dépeuplée, vidée de son sang et de son or, elle vit dans une atmosphère de peur du déclin, bien loin du jazz des cabarets parisiens. Tout ceci est brillamment replacé dans son contexte par l’auteur, servi par une remarquable plume. À le lire, on est frappé de l’ampleur des meurtrissures et de certaines initiatives de l’époque, notamment de beaux épisodes de solidarité entre communes nationales, mais aussi étrangères et françaises.
Les deux autres tiers de l’ouvrage tiennent plus de l’histoire politique et diplomatique. L’auteur explique longuement et minutieusement la volonté farouche de la France d’être rassurée sur sa place dans le monde et surtout sur la sécurité de ses frontières, alors que les États-Unis se désengagent d’Europe et que les puissances se remettent à songer chacune à nouveau à leurs intérêts. L’immense mérite de l’ouvrage est de battre en brèche toute une historiographie qui présentait Paris comme un monstre froid, ayant imposé un traité de Versailles extrêmement dur et à l’origine de la Seconde Guerre mondiale. Dans les faits, c’est une tout autre histoire qui est exhumée. Si personne ne nie son caractère abrupt, on oublie souvent de le replacer dans le contexte décrit précédemment : celui d’un pays exsangue voulant se protéger et mettre fin au militarisme allemand. N’oublions pas que certains hommes politiques comme Clemenceau avaient vécu 1870-71… De plus, l’historien montre parfaitement que les anciens alliés de la France, au premier plan desquels le Royaume-Uni, œuvrent pour limiter ses réparations, pourtant acquises en 1919. L’heure est à la réintégration de l’Allemagne dans le concert des nations commerçantes, et la crainte d’une hégémonie française sur le continent demeure dans bien des têtes à Londres, alors que le temps de Napoléon était passé depuis longtemps.
Enfin, Jean-Yves le Naour fait un sort aux fameuses réparations que l’Allemagne aurait dû payer, le montant ayant été fixé après le traité de Versailles, et sans cesse revue à la baisse. Il explique très clairement que les différents gouvernements allemands ont tout fait pour ne rien verser, ou presque au fil des ans. La France n’a en fait presque rien touché. De plus, les dirigeants d’Outre-Rhin ont désarmé très lentement et pas en accord avec les traités signés, et surtout, ont entretenu eux-mêmes leurs déficits pour effacer leurs dettes en montrant au monde l’image d’un pays incapable de payer… alors qu’il restait le plus riche d’Europe et n’avait pas connu de combats sur son sol.
L’origine de l’hyperinflation de 1923 tient plus de cela que d’un quelconque vampire français trop occupé à essayer de sauver son économie et de récupérer, sans succès, son dû. Enfin, sans nier les morts germaniques ni l’humiliation vécue par beaucoup d’Allemands après la perte de certains territoires, on remarque pourtant que le pays vaincu s’est confondu dans un mythe de traîtrise de l’arrière et des politiques (le fameux « coup de poignard dans le dos »), empêchant sa remise en question et un assainissement de la situation. Ces points-là étaient déjà bien connus, mais reviennent ici avec force. L’image d’une Allemagne martyre s’efface peu à peu au profit d’une République de Weimar peuplée en bonne partie d’anciens fonctionnaires impériaux nostalgiques de l’Empire et peu désireux de revenir sur la politique désastreuse du kaiser, grandement source des malheurs du pays. Sans parler des nationalistes de tout poil, faisant pression bien avant qu’un certain Hitler, évoqué dans l’ouvrage, ne parvienne au pouvoir.
On reste confondu devant la patience et les difficultés des ministres français successifs à essayer de se faire entendre, de conférence en conférence, de réunion internationale en congrès, de recul en pas de côté. Les hésitations, les errements des nombreux présidents du conseil, oscillant entre fermeté, recul et diplomatie suivant les cas sont ainsi revus sous une autre lumière. On comprend mieux le caractère brouillon de la démarche de certains et le passage progressif à une stricte logique défensive à la fin des années 1920, du fait de ces échecs. Entre repli sur l’Empire, débuts de la ligne Maginot et recherche d’introuvables garanties malgré certains succès momentanés (occupation de la Ruhr en 1923), il semble bien que la France ait gagné la guerre mais grandement perdu la paix.
Finalement, le livre offre une vision nouvelle sur ces années plus importantes qu’on ne le croit habituellement. On regrette quand même l’absence de quelques chapitres sur la société, l’opinion publique ou l’économie à la fin du livre, qui viendraient tendre la main au début et montrer l’évolution esquissée. Certains aspects sont évoqués au fil des pages centrales et finales, mais les deux derniers tiers du livre sont phagocytés par la géopolitique et la diplomatie et laissent peu de place au reste. On aurait aimé en savoir plus sur la vie culturelle à la fin de la décennie évoquée par exemple. Plus grave, l’appareil critique est indigent. Les notes sont très peu nombreuses, pas assez fouillées et il n’y a pas de partie digne de ce nom concernant les sources et la bibliographie de l’auteur. On aimerait pourtant pouvoir creuser bien plus certains aspects, savoir quels fonds ont été consultés, car il s’agit là d’une synthèse. Brillante, très utile, agréable à lire et offrant une nouvelle vision des « années folles »… Mais qui n’épuise pas le sujet et donnerait matière à réflexion, débat, recherches. En espérant que l’erreur soit réparée avec la version poche qui ne manquera pas de venir.