Voici la traduction d’une interview parue au printemps dernier, quelques temps après que Slitherine ait annoncé le développement d’une nouvelle version de cette simulation très tactique de combats entre OTAN et Pacte de Varsovie, batailles dans le cadre des années 80 où auraient pu, hypothétiquement, débuter soudain une troisième guerre mondiale.
Juha Kellokoski est le programmeur et le concepteur d’Armored Brigade. Associé à ses trois amis, Sam, Nikola et Dmitry, il forment l’équipe de développement du jeu. Nous avons eu l’opportunité de rencontrer Juha pour l’interroger au sujet de son travail récent.
Matrix – Tout d’abord, merci d’accepter cette interview au sujet de votre prochain jeu, Armored Brigade. Pouvez-vous commencer par nous dire ce qui vous a incité à créer ce jeu ?
Juha Kellokoski – L’idée de départ était de concevoir le jeu auquel j’aimerais jouer. J’ai combiné pour cela des jeux que j’avais appréciés, principalement des wargames et des simulations mais également des éléments et inspirations issus d’autres genres. Je suis un joueur assidu depuis le milieu des années 80. Si je ne devais citer qu’un titre ce serait probablement Steel Panthers, comme étant ma source d’inspiration principale.
Ceci dit, je pense que chaque joueur de wargames découvrant Armored Brigade devrait s’y retrouver sans grandes difficultés. Par ailleurs, surtout durant les premiers temps du développement, j’ai effectué nombre de recherches concernant ce que les joueurs estimaient manquer dans les autres jeux, afin de m’assurer que Armored Brigade ne serait pas également déficient dans ces domaines.
Matrix – À l’époque où Armored Brigade était distribué comme freeware, sa réputation au sein de la communauté des wargamers ne cessa de croître. Quel fut le background de cet incroyable projet ?
Juha Kellokoski – Armored Brigade fut mon projet initial, dont les premiers pas eurent lieu dès l’année 2004, lorsque j’ai décidé de faire autre chose que modder les jeux des autres. Je voulais créer quelque chose ; j’ai passé en revue différentes options, comme par exemple celle d’un « roguelike » mais avec des visuels réalistes. Peu après, cette idée évolua vers la conception d’un clone de Steel Panthers, avec un gameplay en tours alternés. Il me semble que l’adaptation au temps réel date de la fin 2005 environ puis, un peu plus tard, la liste d’équipements type ’87 s’imposa comme base.
Depuis lors, tout ceci s’est développé sans cesse et dans toutes les directions. Globalement, on peut dire que tout a été fait et refait à de multiples reprises et, encore aujourd’hui, nous creusons dans d’anciennes directions dans le but d’améliorer ce qui peut l’être. La première version freeware fut publiée en mars 2008. Il s’agissait d’un véritable cri du cœur, dans le genre : « Hé, je viens de créer un jeu ! Ça vous dirait de l’essayer ? « .
Pour tout dire, j’étais plutôt naïf à propos de tout ce qui concernait la « scène des grognards » et toutes ces choses. Ce public commença à me faire parvenir des e-mails, tout comme d’anciens militaires ou même des éditeurs établis, me disant des choses très positives au sujet du jeu, alors dans un état extrêmement basique.
Malheureusement, je n’étais pas très réactif durant cette période, laissant même certains messages sans réponse (dont le mien – NDLR ;) ). Heureusement, les choses se sont améliorées depuis. À peu près à la même époque, le forum de discussions fut créé. Je reçu des conseils et des retours de joueurs, ce qui m’aida à poursuivre le développement.
Tout les membres actuels de l’équipe furent « recrutés » sur le forum. Je demeure le chef de projet et l’unique programmeur. Sam est essentiellement responsable des textures, Dimitri s’occupe de créer les cartes et des graphismes additionnels, tandis que Nikola construit la base de données.
En 2016, j’ai pris la décision de me consacrer à plein temps à ce projet, afin de lui accorder toute l’attention et la finition qu’il mérite. Dans cette optique, j’ai créé ma compagnie, Veitikka Studios, avant de signer un contrat avec Matrix Games.
Matrix – En quoi Armored Brigade est-il différent des autres wargames en temps réel ?
Juha Kellokoski – À mon sens, le caractère unique du jeu vient de la combinaison des combats détaillés associée au fait de pouvoir, dans le même temps, zoomer jusqu’à voir les commandants surveillant les alentours et les hommes, individuellement, ainsi que les victimes, puis de zoomer en arrière jusqu’à couvrir l’intégralité de la carte tactique, assez étendue pour inclure la zone d’efficacité d’une batterie d’artillerie de 122 mm.
Ce jeu se montre extrêmement flexible ; au point d’accepter de multiples manières de le pratiquer. En temps réel pausable ou en tours, de durée ajustable. Tout ceci s’accompagne d’une I.A. dynamique et d’une rejouabilité illimitée. On y trouve aussi des caractéristiques rarement rencontrées dans un wargame, comme par exemple des objectifs de victoire asymétriques (différents pour chaque joueur) ; l’identification nécessaire des unités ennemies avant engagement ; la présence d’unités masquées comme étant faussement neutres, etc. Tout cela constitue un ensemble vraiment unique, encore jamais vu dans un wargame informatique.
Matrix – J’ai pu voir quelques cartes qui m’ont semblées fantastiques ! Comment les avez-vous créées ? Avez-vous eu recours à des données géographiques et topographiques ?
Juha Kellokoski – Peu de jeux de stratégie peuvent se vanter de leurs cartes réalistes (et du côté des STR, cela est encore plus vrai), au point qu’il soit possible de comparer de vraies cartes avec celles présentes dans le jeu. Pour tout dire, je n’ai encore jamais vu de cartes de dimensions semblables. Elles sont basées sur des terrains, des élévations et des détails réels. De plus, sur les cartes militaires de l’époque, pour le jeu, vous trouverez des routes qui n’existent plus aujourd’hui et d’autres qui, présentes actuellement, n’étaient pas encore tracées à l’époque, dans les années 80 ; des usines désaffectées ou des voies de chemin de fer, également placées à leur emplacement correct.
Les cartes du jeu sont créées par étapes avec l’aide de divers outils, comme des programmes de cartographie, des éditeurs graphiques et même des outils de création ingame spécifiques. Le processus pour utiliser conjointement tout ces outils est assez complexe aussi avons-nous bon espoir, pour l’avenir, de fournir aux néophytes un outil de création complet, autonome et simple d’emploi.
Avec ce jeu, notre ambition n’était pas uniquement de proposer des unités au comportement aussi plausible que possible mais également, de les faire évoluer sur des terrains aussi réalistes que possible. Les forêts ont différentes densités, les routes sont de types variés ; les rivières et les lacs ; les ponts ; les maisons ; usines ; entrepôts et même les églises, tout ces éléments possèdent des caractéristiques d’élévation diverses et des variations en fonction des saisons de l’année !
Il va de soi qu’autant de variables sur des cartes aussi étendues requiert des ressources importantes, ainsi qu’un gros investissement d’efforts mais nous restons confiant, quant à notre capacité d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés.
Matrix – Voir la Guerre Froide atteindre un point d’ébullition, voilà qui constitue les prémices d’un scénario plein de suspens et de rebondissements. Parlez-nous de votre fascination pour un tel drame potentiel.
Juha Kellokoski – À titre personnel, je dois reconnaître que l’intérêt représenté par cette époque, particulièrement les années 80, tourne autour de l’idée d’une certaine nostalgie. Les romans de Tom Clancy, les jeux de Microprose et autres, spécialement certains simulateurs de vol tels que Gunship ! ou Stealth Fighter, tout cela n’y est pas étranger, bien au contraire. Je garde le souvenir d’innombrables heures à charger des missions sur mes cassettes de C-64 !
L’un des aspects que j’aimerais restituer au travers d’Armored Brigade est la destruction graduelle (progressive ou soudaine) de l’environnement, sa réduction à l’état de débris, avec des forêts réduites en cendres sur des kilomètres carrés. Vous pouvez vraiment transformer la carte en champ de bataille post-nucléaire, simplement en jouant sur quelques paramètres du scénario. Il me semble que ce genre de caractéristique à toujours été un élément manquant aux simulations de ce type et pour ce genre de scénario « Escalade dans la Guerre froide ». Si on y réfléchit, c’est pourtant bien ce qui constitue l’apogée d’un cauchemar WW3.
Matrix – Si vous deviez choisir trois des principales caractéristiques définissant le mieux votre jeu, quelles seraient-elles ?
Juha Kellokoski – Même si on ne peut les considérer comme de véritables innovations, jamais vues dans un wargame, surtout si elles sont sorties du contexte, je pense que la combinaison d’une énorme quantité d’unités, d’équipements, associée à la possibilité de choisir des cartes tactiques sur une carte globale immense, correspondrait bien à ce critère.
Ceci et l’IA dynamique de l’adversaire font de Armored Brigade un wargame « bac à sable » unique dans son genre. C’est ainsi que je voulais concevoir ce jeu à l’origine, même si à présent le contenu en est bien plus riche que les simples batailles d’escarmouche qu’il générait à l’époque.
Matrix – Un autre élément important de ce jeu est la réactivité de l’IA et son adaptabilité. Pouvez-vous nous donner un peu plus de précisions à ce sujet ?
Juha Kellokoski – L’IA est totalement dynamique, ce qui signifie que vous pouvez lui présenter n’importe quelle combinaison de types de cartes, de forces impliquées et de paramètres scénaristiques, elle saura toujours s’adapter à ces variables. Aucun scénario ne se déroule deux fois de la même manière. L’un des éléments vraiment intéressant du jeu correspond à ce que j’appelle les « objectifs factices » ; une caractéristique extrêmement rare dans un wargame. Comme c’est le cas dans la réalité, les forces en présence n’ont que rarement des objectifs identiques. Dans la plupart des wargames courants, chaque camp essaye de contrôler des portions de terrain ou des hexagones similaires.
Dans Armored Brigade, vous rencontrerez parfois des « objectifs factices » que chaque camp verra à des emplacements différents. Cela rend le comportement de l’IA nettement moins prévisible. En plus de cela, ces objectifs n’affectent pas le score final. Cette caractéristique devrait vous inciter à réfléchir à deux fois -voire plus- avant d’empiler vos unités pour défendre un objectif spécifique. Il est tout à fait possible que votre adversaire informatique n’y voit en effet aucun intérêt ! Qui plus est, l’IA dans ce jeu est certainement un cran au dessus de la moyenne de celle des autres wargames. Elle se montre agressive et sait comment synchroniser ses propres moyens aériens, terrestres, et son artillerie.
Matrix – La plupart des wargames traitant de la Guerre froide prennent place en Europe centrale, pour des raisons évidentes, et Armored Brigade ne fait pas exception. Verrons-nous des scénarios situés dans des cadres différents ?
Juha Kellokoski – L’une des cartes globales et certaines sous-campagnes seront localisées dans le sud-est de la Finlande, ce qui représente un terrain plutôt exotique pour un conflit de type Guerre froide, aux yeux de beaucoup de joueurs. Nous avons également au moins une carte désertique en préparation mais elle ne concernera probablement pas une campagne. Nous n’en sommes pas encore vraiment au stade de nous focaliser sur les scénarios, ce qui fait que beaucoup d’options nous paraissent encore ouvertes.
De plus, rien n’empêchera la communauté de créer et partager des scénarios additionnels, leur format étant très ouvert et aisément éditable. Armored Brigade propose un éditeur extrêmement complet permettant facilement de modifier ou d’ajouter factions, unités, armes et autres.
Matrix – Je présume que créer ce type de wargame, avec autant d’éléments et de variables à prendre en considération n’a pas été chose facile. Quelle fut, jusqu’à présent, la plus importante difficulté et a contrario, votre plus grande satisfaction ?
Juha Kellokoski – D’un point de vue développement et programmation, je pense que l’IA aura été la pierre d’achoppement du projet. En faire un adversaire imprévisible, réaliste et compétitif fut en soi une difficulté majeure. À la différence de beaucoup d’autres wargames, dont l’IA est totalement scriptée, celle d’Armored Brigade est totalement dynamique ; cela permet d’introduire une large gamme de nuances.
À titre d’exemple, dans un wargame courant il est quasiment impossible de faire effectuer par l’IA le franchissement d’un fleuve de façon réaliste, imprévisible et stimulante, pour le joueur humain. Le jeu devant prendre en compte toute la complexité de la planification, la synchronisation au niveau tactique, tout ces éléments que nous avons dans le jeu et son système, tout en faisant en sorte de ne pas offrir au joueur humain un simple exercice de tir aux pigeons.
De fait, puisque nous voulons que l’IA soit réellement compétente, nous devons considérer également son comportement avec tout les autres éléments que nous incluons dans le jeu. La règle de base étant que, si le jeu permet l’utilisation d’un équipement quelconque, alors l’IA doit être en mesure de savoir comment l’employer correctement. Je refuse l’idée que, comme c’est le cas dans d’autres wargames qui proposent tout les équipements possibles et imaginables, par exemple en ce qui concerne les véhicules, l’IA soit seulement capable d’utiliser n’importe lequel pour finalement le conduire tout droit dans un champ de mines, sans aucune réflexion ou coordination, avec les autres forces.
Au final, ma plus grande satisfaction fut de constater de quelle manière tout ceci s’articule harmonieusement. Le jeu étant plus que la somme de toutes ses parties, il offre une grande profondeur sous la relative simplicité de son interface utilisateur. Actuellement, nous travaillons sur le système d’intégration de l’arborescence des campagnes, le niveau supérieur permettant de fondre en un tout cohérent ces éléments, qui devraient constituer une expérience de wargame hors du commun.
Pour quelques informations supplémentaires sur Armored Brigade, pour lequel la date de sortie n’est pas encore connue, voyez cette fiche chez l’éditeur ou le site du studio.