L’histoire du wargame dans le monde des jeux s’est faite lentement. Au printemps 1993, le bien connu magazine Casus Belli consacra un numéro hors-série aux Jeux de stratégie. C’était à l’époque en France une première, un magazine complet dédié à la grande famille des wargames et autres jeux de simulation historiques. En voici deux extraits.
Tout d’abord je vous propose en préambule à l’article qui suit sur les origines de Europa Universalis l’éditorial rédigé par Laurent Henninger. Édito qui donne très bien le ton de ce hors-série, tout en évoquant le contexte de l’époque. Les jeux, fussent de rôle, de figurines, de société, de stratégie, etc, n’étaient pas toujours bien vus. Jouer n’était souvent pas considéré comme assez… « sérieux ». Pas du point de vue de tous, heureusement, mais quand même de beaucoup. Passons sur ces considérations, allons droit au but.
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Éditorial
Mon fils, Évitez la guerre. Le sang des ennemis, c’est aussi le sang des hommes.
Louis XV au Dauphin, devant le charnier qu’est devenu le champ de bataille de Fontenoy au soir de la victoire française (1745)
Le numéro hors-série de Casus Belli que vous tenez entre vos mains constitue un petit événement dans le monde du jeu en France. Pour la première fois depuis l’apparition des jeux de simulation dans notre pays, il y a de cela une quinzaine d’années, un magazine professionnel est entièrement consacré aux wargames, jeux de simulation historiques et jeux de stratégie. Espérons que le public — vous ! — lui fera un bon accueil afin que ce numéro, un « éclaireur » en quelque sorte, entraîne dans son sillage tous ceux qui s’y seront reconnus et jette les fondations d’une nouvelle revue à part entière. Votre enthousiasme comme votre soutien nous seront nécessaires pour vous offrir, dans un avenir proche, le magazine que vous avez toujours souhaité voir exister. À cet égard, n’hésitez pas à remplir et à nous renvoyer le questionnaire que vous trouverez en page 75.
En outre, ce magazine constitue une nouveauté, non seulement par le fait qu’il traite exclusivement de ce type de jeux, mais également parce qu’il a été conçu en fonction de choix éditoriaux originaux et bien particuliers. Ainsi, nous sommes nombreux à penser que la pratique des jeux de simulation n’est pas uniquement une pratique ludique et distrayante — bien que cela reste, sans conteste, son but premier — mais encore une activité intellectuelle de haut niveau pour tous les passionnés d’histoire et de stratégie. Activité entièrement nouvelle puisqu’elle permet d’aborder ces domaines de la pensée de façon dynamique et non plus statique, comme les formes traditionnelles du savoir (livres, etc.) l’étaient jusqu’alors. Ce simple fait pourrait bien, en lui-même, préfigurer l’une de ces révolutions actuellement en cours dans de multiples domaines… D’ailleurs, nombre de pratiquants de ces jeux ont manifesté un fort intérêt pour l’histoire, pour les relations internationales et pour la théorie stratégique après avoir joué aux wargames. Preuve, s’il en est, que « distraction agréable » d’une part et « réflexion et savoir » de l’autre ne sont pas toujours incompatibles, comme certaines idéologies contemporaines voudraient le laisser croire.
La lecture de la plupart des articles rassemblés ici devrait prouver aux plus sceptiques qu’il est possible — et même nécessaire — de pratiquer un jeu de simulation et de se poser dans le même temps, des problèmes dignes de ceux qui font le quotidien des universitaires, des chercheurs, des officiers supérieurs ou des hommes d’État.
Puisque ce hobby révèle de nombreuses « facettes », nous avons tenté de les aborder toutes, non seulement pour satisfaire le plus grand nombre d’entre vous, mais aussi afin de donner à ceux qui nous découvrent la possibilité d’entrevoir quelques-unes des infinies possibilités qu’il renferme.
Voilà pourquoi nous traitons de wargames « traditionnels », de wargames avec figurines ou sur ordinateur, de jeux multijoueurs de stratégie et de diplomatie, de livres approfondissant divers aspects historiques et environnements culturels exploités dans ces jeux, ou même de jeux plus conviviaux, voire familiaux, tels que les excellents « jeux de société » que nous présentons ici.
Bien que privés du support historique, certains d’entre ces derniers exigent de ceux qui y jouent une réflexion élaborée. Répétons-le : pour nous, il est tout à fait possible de s’amuser et de se détendre, bref de passer d’agréables moments, tout en s’instruisant, en réfléchissant. Les zélotes du décervelage crieront à l’élistisme, les tartuffes de la culture guindée verront là un sacrilège. Quant à ceux qui aiment cultiver leur ouverture d’esprit, nous leur souhaitons bienvenue à bord.
Laurent Henninger
NDLR : cet article est ouvert à tous, ne nécessitant pas d’abonnement pour être lu. Vos abonnements sont importants pour que la Gazette du wargamer puisse continuer d’évoluer tout en proposant aussi des articles en accès libre. Pour soutenir le site et son équipe, abonnez-vous.
Genèse d’un jeu
Ce jeu s’appelle Europa Universalia. Ne le cherchez pas dans les magasins, même dans les plus spécialisés d’entre eux. Il n’existe (pour l’instant ?) qu’en un seul exemplaire. Et pour cause : il est encore en cours de tests. Depuis deux ans, le projet progresse lentement, mais sa gestation est aussi passionnante que le fait même d’y jouer !
1990. Philippe Thibaut est un wargameur expérimenté, mais ses goûts le portent surtout, d’une part, vers les jeux où s’imbriquent des facteurs militaires, économiques, diplomatiques et d’autre part, vers les jeux restituant fidèlement l’esprit d’une époque historique. Parmi ses favoris, Empires in arms (1805-1815) et Pax Britannica (1880-1914), où se confrontent plusieurs puissances dont les intérêts sont croisés, et non deux alliances monolithiques.
Dommage que Empires… soit exclusivement centré sur l’Europe, et que, à l’inverse, Pax… ignore notre continent. Et dommage qu’il n’existe guère de jeux axés sur une époque qui le passionne : les trois siècles qui vont, plus ou moins, de la découverte de l’Amérique à la Révolution française. Trois siècles qui ont vu l’apogée des Ottomans malgré la lenteur de leur développement technologique, l’ascension et la désagrégation de l’empire espagnol, au dessus duquel « le soleil ne se couchait jamais », la montée en puissance du royaume d’Angleterre sur les flots et de l’empire russe sur les terres, l’avènement de la puissance presque purement commerciale des Pays-Bas, sans parler des aventures des découvreurs portugais et du développement étonnant de la minuscule République de Venise — tout cela gravitant autour du pays clef de ce temps : la France, cela dit sans trop de chauvinisme… Sur ces trois siècles, au terme desquels le monde entier ou presque sera dominé (ou sur le point de l’être) par la petite Europe, la diversité des situations est fascinante. Alors, s’il n’existe pas de jeu s’y rapportant, pourquoi ne pas en créer un ?
NDLR : les photos de cet article, en noir et blanc dans le magazine à l’époque et reproduites ici en moyenne résolution, vous montrent ce qui était au début des années 90 le prototype d’un jeu de stratégie très ambitieux, qui fut par la suite publié chez Azure Wish. Et qui devint une fois reprit et transposé sur PC par Paradox, le succès vidéoludique que l’on connait : Europa Universalis.
Prémisses et tâtonnements
La première étape avant de se lancer : lire. Lire énormément, et prendre des notes. Dans l’encadré de la page 25, vous pourrez trouver quelques-uns des ouvrages ainsi absorbés. Car il n’est pas question ici de céder aux penchants légèrement illuminés d’Empires in Arms, où le réalisme historique est souvent jeté aux orties par les auteurs, amateurs d’histoire sans doute, mais Australiens tout de même. Le concept du jeu se matérialise peu à peu dans l’esprit de l’auteur. Il doit s’agir d’un produit multijoueurs — cinq, sept ? Ce sera six — évoquant l’évolution de l’Europe aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Cette évolution est replacée dans le contexte des grandes découvertes et de l’expansion mondiale de notre continent, mais tient également et fortement compte de l’essor économique et scientifique qui l’a accompagnée. Le but de chaque joueur : faire mieux que les dirigeants historiques du pays qu’il dirige, en termes de prospérité et de puissance. Pour cela, il faudra non seulement savoir employer la force, mais encore développer l’industrie, le commerce et la flotte marchande et aussi stimuler l’expansion coloniale, sans oublier de circonvenir de petits états plus ou moins clients et d’en faire, si possible, des vassaux… Mais les actions des joueurs subiront les conséquences des lourdes tendances des époques traversées. Celles-ci se manifesteront sous la forme d’événements aléatoires. La survenue de ces événements permet de maintenir le jeu dans le cadre d’une étude historique et de ne pas en faire une copie de Risk par trop complexe. Néanmoins, il est parfois possible d’éviter ces conjonctures ou de réduire leur probabilité. Ainsi, la guerre de Succession d’Espagne, liée, au fond, à l’endogamie habituellement pratiquée par les Habsbourg, est fatale à plus ou moins longue échéance. En revanche, le joueur dirigeant l’Angleterre peut renoncer à chasser les Français d’Amérique du Nord, ce qui lui assure probablement la fidélité de ses colons dans le secteur et lui permet d’éviter que l’événement « Guerre d’Indépendance des États-Unis » ne se produise. Mais c’est là consentir un bien grand avantage au joueur contrôlant la France… Chaque pays doit subir des variations d’influence. Aux joueurs de profiter au maximum des bons moments et de limiter les dégâts lorsque le vent de l’Histoire souffle dans le mauvais sens.
Toujours sur la brèche, docteur Frankenstein ?
A partir de ces principes, l’ossature du jeu se met en place. Une vaste carte représentant l’Europe, divisée en provinces. Une autre, à peu près de la même taille, représentant le monde et scindée en quelques grandes zones géographiques; des tours couvrant une période de cinq ans : il y aura en principe soixante tours dans le jeu complet. Des feuilles de marque permettant aux joueurs de tenir les comptes de leurs provinces, de leur trésor, de leurs forces miliaires. La réalisation physique de tous ces éléments n’est pas ce qu’il y a de plus drôle ! Il faut du temps et de la patience, sans parler d’un certain don pour le dessin. Et des questions ardues se posent déjà : quelle richesse attribuer à chaque province ? Car il doit s’agir de la principale source de revenus des joueurs.
Pour quantifier ces éléments, il faut partir d’une appréciation de la richesse globale de chaque puissance et la répartir dans ses diverses provinces, tout en distinguant dans chaque pays les régions les plus prospères. Ainsi, la richesse des quelques régions hollandaises va de 7 à 9, pour une moyenne de 8,5. En revanche, la richesse des nombreuses provinces de l’immense Empire Ottoman va de 0 à 8, pour une moyenne de 2,5… De pareilles disparités peuvent amener les joueurs à apprécier les possibilités et les difficultés des pays joués avec un point de vue proche de celui de l’époque.
Les pions, à présent. Dans un premier temps, le concepteur est amené à en préparer une foule : plus de quatre mille ! La plupart représentent les forces armées de chaque pays, infanterie, cavalerie, artillerie, qui doivent évoluer selon les époques et le développement technologique des dits pays. Après les premiers tests, le nombre des pions sera réduit jusqu’à 1200 environ, et les compressions de personnel continuent ! Cette évolution spectaculaire est due en partie à l’utilisation de feuilles de marque pour les armées : au lieu d’une pile de pions, on ne voit plus sur la carte qu’un pion « Armée », correspondant à une case de la feuille de marque sur laquelle sont notées les forces qu’il représente. Cependant, les premiers tests ont conduit à abandonner le système des pions génériques pour représenter généraux et amiraux. Ruyter, Villars, Marlborough apparaissent, en encre et carton, sinon en chair et en os. Et, si ce jeu connaît un jour un destin commercial, ces pions porteront les portraits des personnages incriminés !
Certes, il n’est pas commode de quantifier les valeurs de ces chefs militaires les uns par rapport aux autres. C’est un peu comme se demander si Anquetil était plus fort que Merckx ! Mais il s’agit d’un jeu historique, et la participation de ces vedettes lui donne de la couleur tout en l’ancrant dans la réalité. Libre au joueur d’envoyer Dupleix aux Indes orientales, comme il est dit dans l’histoire, ou de l’expédier aux Indes… occidentales pour y redresser une situation compromise. En revanche, Les rois historiquement réels ne peuvent être représentés dans le jeu, qu’ils canaliseraient par trop. Après la mort du premier souverain historique, les qualités de ses successeurs (militaires, diplomatiques, administratives) doivent être déterminées aléatoirement. Dans un premier temps, la vie ou la mort d’un souverain dépendaient d’un tirage de pions. Ce système a été remplacé par un jet de dé plus réaliste, économisant des pions et indiquant, en même temps, l’âge du successeur.
« De la mécanique plaquée sur du vivant… »
Car — il est difficile de narrer de façon linéaire l’histoire embrouillée de cette longue gestation — les tests ont commencé à l’Association des Jeux d’Histoire et de Simulation. Concepteur du jeu, Philippe trouve dans ce club à la fois le terrain (l’AJHIS étant locataire de son local, il est possible d’y laisser le jeu en place plusieurs semaines de suite), les testeurs attirés par l’originalité et les développeurs (dont le rédacteur de ces lignes) qui soumettent les règles à la torture, et imaginent des solutions alternatives pour résoudre les douzaines de problèmes de simulation qui se posent. Une question importante apparaît très vite : quand doit démarrer le jeu, et jusqu’où — jusqu’à quand — doit-il aller ? Un départ en 1520 serait intéressant : il s’agit d’une date historique charnière.
Mais 1492 s’impose, pour des raisons psychologiques évidentes, et aussi parce que la fin du jeu est fixée à 1792, date de naissance de notre chère République française (et date de début du scénario « Vive la Révolution » du jeu Empires in Arms : pour ceux qui voudraient enchaîner…). Autre chose : le nom du jeu n’est pas indifférent. Au début, bien sûr, c’est « le jeu de Philippe ». Mais ce n’est pas très parlant. Pourquoi pas un titre en latin, qui conviendrait à l’ambiance de l’époque tout en évitant des problèmes de traduction lorsque (on peut toujours rêver) le jeu sera exporté aux USA ? Le mot « Europa » s’impose. « Europa Universalis » sonne bien, mais signifie « Europe de l’univers », ce qui n’a guère de sens. « Europa Universalia » (Europe Universelle) ? « Europa Magna » (Grande Europe) ? « Europa Domina Mundi » (Europe maîtresse du monde) ? Rien n’est encore fixé, mais le débat a fait sortir le jeu de l’anonymat.
La séquence de jeu n’est pas, en elle-même, compliquée. Tout commence par une phase d’événements aléatoires, souvent fort instructive (vous connaissiez l’Union de Kalmar, vous ? Sachez qu’en Suède, Norvège et Danemark, sa rupture est un événement aussi important que l’édit de Nantes — ou sa révocation — pour les Français). La seule énumération de ces événements, dont l’ordre et la probabilité de survenue sont très inconstants, donne déjà une bonne idée du « parfum » historique du jeu (voir encadré en page 24).
Puis vient la phase des opérations administratives. Les joueurs s’efforcent, par l’investissement de ducats et la réussite à leurs jets de dés (modifiés par les ducats en question et par les qualités de leur roi, empereur, sultan, tsar ou stathouder), d’améliorer la prospérité de leur pays. Création de navires de commerce, création d’industries, levée d’impôts, implantation de colonies, soutien du dynamisme commercial, amélioration de la technologie militaire et navale : les occasions ne manquent pas de dépenser les ducats.
Équilibre arbitre
Au fur et à mesure que les tests avancent, le jeu s’affine, s’épure, se débarrasse de lourdeurs inutiles et perfectionne ses mécanismes. Le meilleur exemple en est le système des combats. Il était capital de trouver le moyen de distinguer le « rendement » d’armées de technologie différente, car l’époque couverte par le jeu a été marquée de plusieurs sauts qualitatifs comparables à celui qui a récemment fait la différence entre un Abrams M1-A1 Improved et un T-72… Autrement dit, entre une armée « modèle 1750 » et une armée « modèle 1550 », beaucoup de choses changent ! Après avoir hésité entre plusieurs systèmes, tels que l’utilisation de pions différents, une intense et collégiale réflexion conduisit à l’utilisation d’une table unique quantifiant les pertes occasionnées. Une armée donnée inflige donc des pertes à l’adversaire en proportion de sa propre force et de leur différence de niveau technologique. Le résultat, sur le terrain, est fortement convainquant et les joueurs se sentent intensément encouragés à développer leur technologie. Ce qui nous amène aux opérations militaires. Au début, chaque joueur avait le droit de mener autant de campagnes, durant un tour, qu’il pouvait s’en payer. D’où un déséquilibre certain et touchant à l’absurdité historique. C’est pourquoi il a été décidé d’accorder à chaque joueur le droit de mener une opération, puis de jeter un dé (à dix faces — choix adopté pour l’ensemble du jeu). Si ce dé donne 1, le tour s’arrête. Sinon, un nouveau tour d’opérations a lieu, au terme duquel le tour s’arrête si le dé donne 1 ou 2, et ainsi de suite. Statistiquement, chaque joueur peut ainsi (à condition de posséder suffisamment d’argent) effectuer cinq à six opérations par tour de cinq ans, ce qui est historiquement très réaliste ! Mais s’est alors posée la question de la simulation de l’échec de grandes puissances militaires, relativement riches, au cours de certains conflits. La solution : le concept de stabilité. Toute guerre, toute défaite, tout grave problème économique ou politique diminue cette stabilité. Il n’est pas toujours facile de la rétablir et un pays vainqueur sur le terrain peut se voir forcé de demander une paix défavorable si sa stabilité s’effondre, car il importe peu au peuple que les armées soient victorieuses outre-mer si sa vie quotidienne est devenue impossible.
Appel à témoin… judicieux
Il serait fastidieux, à la longue, d’énumérer toutes les modifications apportées au jeu. L’une des plus visibles a concerné la carte, où le nombre de provinces a été diminué de façon drastique, améliorant énormément la jouabilité. Sur le fond, les premiers tests ont révélé que les règles conduisaient à un cercle vicieux où les échecs appelaient les échecs. Le concepteur a alors mis en place des règles fondées sur les observations des analystes économiques et sur la théorie des systèmes historiques de l’École des Annales. Si un joueur ne persiste pas dans une erreur manifeste, il lui est toujours possible de rebondir. Historiquement réaliste et ludiquement heureux ! Les points de victoire, eux aussi, ont subi moult remaniements. Mais un principe est demeuré. Il est, certes, intéressant de remporter des batailles, de nouer des alliances, de découvrir des terres vierges… mais l’essentiel est de satisfaire à des exigences fondées sur des critères historiques : occuper l’Artois ne rapporterait rien au Turc, mais l’Andalousie musulmane en 1792, c’est le jackpot !
Nous en sommes à la troisième phase des tests, après deux réécritures complètes des règles (merci aux inventeurs de l’ordinateur et du traitement de texte !). L’équipe de joueurs testeurs n’est pas entièrement composée de « vieux routiers » du wargame, mais c’est beaucoup mieux ainsi. Il faut en effet savoir comment réagiront des novices. Et l’équipe comprend aussi deux « pouiteurs » patentés. « Pouit » (prononcer pouitte) : nom masculin, du serbo-croate puit, circa 1990. Arnaque particulièrement tordue, respectant la loi à la lettre mais non son esprit. Exemple : abattre un avion de l’ONU pour déclencher une réaction contre son propre camp, de façon à galvaniser ses énergies contre l’étranger. Un pouiteur, c’est ce que les Américains appellent un « rule lawyer » : quelqu’un capable de disséquer les règles pour en trouver la faille, parfaitement légale mais torpillant l’esprit du jeu.
Dans la plus récente partie de test, le Hollandais, encore sujet du roi d’Espagne, a consenti des prêts énormes à la France et même à la Turquie, de sorte que les percepteurs du roi n’ont plus rien trouvé dans les caisses ! La solution logique : modifier la règle pour transformer le prélèvement sur le trésor en prélèvement à la source. Autre grand sujet de débats et de pouits : comment jouer les neutres, dits pays « mineurs », mais dont la puissance est parfois respectable ? Un joueur doit s’en occuper, mais il faut prévoir des garde-fous afin d’éviter que le joueur ne conduise celui qui est neutre à favoriser indûment le pays majeur dont il a la charge. Quoi qu’il en soit, les solutions fleurissent et prennent forme dans la discussion, et ce n’est pas le moindre plaisir que l’on peut trouver dans le développement d’un jeu original. En somme, les règles révèlent, au fil des tests, leurs défauts et leurs possibilités. Le jeu doit, dans l’idéal, conduire les joueurs à adopter une attitude historiquement cohérente : le Turc en 1520 doit être féroce et provocateur, le Russe doit faire preuve d’humilité (de meilleurs jours viendront). Mais à l’inverse, il faut éviter un comportement trop strictement calqué sur les faits historiques, sans la moindre surprise. Les joueurs doivent pouvoir « innover », explorer des alternatives historiques.
Si le jeu parvient à satisfaire à tous ces critères, il sera fort proche de la réussite, c’est-à-dire de la création d’une sorte de machine à voyager dans le temps, permettant d’explorer en s’amusant les potentialités de l’Histoire. Et, qui sait, une publication sera envisageable. Mais, en attendant, le travail actuellement effectué contient en lui-même une bonne part de récompense, car il est passionnant pour tous les participants.
Frank Stora
Quelques-uns des événements aléatoires
- 1492-1519
Traité de Tordesillas (le Yalta de l’époque, entre Espagnols et Portugais. Qui n’est pas content ? Les autres !).
Élection au Saint Empire Romain Germanique (Votez Charles (Quint) ! Votez François (1er) !… C’est Charles qui a gagné, mais si le joueur français dépense assez de ducats, il pourrait inverser le résultat…).
Guerre vénéto-turque (la souris et l’éléphant !).
Guerre en Italie (les Français voulaient des terres, ils ont rapporté des tableaux. Le joueur peut refuser de s’engager dans ce bourbier, mais cela lui coûtera des points de victoire). - 1520-1559
Acte de suprématie en Angleterre (l’Anglais a-t-il vraiment envie de se couper de Sa Sainteté… et de donner à l’Espagnol une féroce envie de lui taper dessus ?)
Guerre en Italie (encore ? Encore !).
Révolte en Irlande (déjà ? Déjà !).
Guerre Turquie-Perse (ou : les Chrétiens vont être tranquille un petit moment !).
Fin de l’Union de Kalmar (Je t’aime, moi non plus en version scandinave). - 1560-1614
Révolte des Provinces Unies (l’Espagne peut tenter de la retarder, même si elle ne peut l’empêcher).
Guerre de religion en France (dur à éviter, dur à subir).
Désastre portugais au Maroc (qui explique l’absence de joueurs portugais dans ce jeu. La condamnation est peut-être lourde, mais on peut penser qu’un jour ou l’autre, le monde se serait révélé un peu trop grand à avaler pour le petit Portugal).
Révolte en Irlande (encore, et ce n’est pas fini. Mais l’Anglais a besoin de l’Irlande, qui apporte bon nombre de points de victoire). - 1615-1664
Guerre de Trente Ans (un conseil aux joyeux belligérants : tâchez de la raccourcir !). Fronde en France (illustration des dangers d’obéir à un enfant-roi). - 1665-1699
Révolte d’esclaves aux Antilles (bien sûr, les joueurs n’étaient pas obligés de détenir des esclaves. Mais leurs colonies leur auraient bien moins rapporté..).
Expulsion des Protestants de France (avec ses effets négatifs. Le joueur français pourrait tenter de l’éviter, mais la brouille avec l’Église et les problèmes de politique intérieure qui en résulteraient pourraient le gêner). - 1700-1769
Révoltes un peu partout, notamment aux Antilles (c’est la rançon de l’extension des empires et cela durera encore deux siècles…).
Guerre de Succession d’Espagne (le Français a les meilleures cartes, mais tout le monde va lui tomber dessus : doit-il accepter la Succession.
Guerre de Sept Ans (ou : en matière de traîtrises, la réalité a dépassé la fiction). - 1770-1792
Révoltes et révolutions sont le quotidien de cette fin de jeu. Louis XVI terminera-t-il le dernier tour sur son trône, ou sa décapitation mettra-t-elle un point final abrupt à la partie ?
Bibliographie (très partielle)
- G. Blond : L’Invincible Armada.
- F. Braudel : Le monde de Jacques Cartier. La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II.
- Civilisation matérielle, économie et capitalisme du XVe au XVIIIe siècle.
- Amiral De Brossard : Histoire Maritime du Monde.
- I. Charpentier : Dupleix et l’Empire des Indes.
- A. Clot : Soliman le Magnifique.
- M. Denis et N. Bloyau : Le XVIIIe siècle.
- W. Devos et R. Gervers : Atlas historique.
- J. Favier : Le monde des Grandes Découvertes.
- H. Kinder et W. Hilgerman : Atlas of World History.
- P. Kennedy : Naissance et déclin des grandes puissances.
- F. Lebrun : Le XVIIe siècle.
- R. Maine : Histoire de la Marine.
- F. Mario: L’Expansion européenne.
- G. Monfort : Les Voyages de découverte et les premiers établissements.
- G. Parker : La guerre de Trente Ans. The Military Revolution in the West.
- J.-H. Parry : The Establishment of the European Hegemony, 1415-1715.
- A. Peyrefitte : L’Empire immobile.
- N. Riassanovsky : Histoire de la Russie.
- The West Point Military History Series : The Dawn of Modem Warfare.
- A. Zorzi : La République du Lion.