En parallèle d’un prochain article au sujet du nouveau volet de la série Field of Glory, voici aujourd’hui une interview de Philippe Malacher, développeur au sein du studio AGEOD à qui l’on doit entre autres ce nouveau jeu pointu et ambitieux pour simuler stratégiquement et tactiquement la complexité de la période médiévale.
1. Lynx : « Bonjour Philippe, merci de nous accorder cette interview. Avant tout, peux-tu nous parler un petit peu de Field of Glory – Kingdoms et de ce qui le rend unique par rapport à d’autres jeux de stratégie ? »
Bonjour à tous les lecteurs de la Gazette, c’est toujours un plaisir de pouvoir discuter avec des joueurs français ! Kingdoms est le deuxième jeu AGEOD basé sur le moteur interne à Slitherine appelé Archon. Le premier jeu ‘nouvelle génération’ pour AGEOD s’appelait Empires et se déroulait dans l’Antiquité (ndlr voir l’article Field of Glory – Empires : veni, vidi, ludi !). AGEOD est désormais une boîte plutôt ancienne car nous l’avons créée en 2004 avec Philippe Thibaut (nous sommes parfois confondus, je suis Philippe Malacher !), et nous avons eu de beaux succès comme American Civil War I et II (voir nos archives), Wars in America et pas mal d’autres jeux. Mais en 2019, nous sommes passés à un moteur 3D complet, plus proche des attentes du public, et c’est ainsi que l’on se retrouve cinq ans plus tard avec Empires puis Kingdoms.
Les deux partagent un socle de programmation commun et ont pour but de proposer une expérience enrichissante dans le cadre d’un jeu historique de stratégie. Kingdoms est cependant plus complexe que son prédécesseur et a nécessité plus de trois ans de travail. Il met en avant le concept d’Autorité, qui permet de déterminer si votre nation va progresser et rayonner ou sombrer dans le chaos d’une guerre civile (bien que l’on s’en remette à Kingdoms). Il comporte différents concepts nouveaux comme les dynasties, les religions, mais également des concepts déjà présents dans Empires mais fortement améliorés puis recréés de zéro.
Ainsi, nous avons un nombre de bâtiments peut-être jamais égalé dans un jeu, près de 600, pour que votre jeu en temps de paix soit toujours neuf. Quant au contenu propre à chaque nation, je pense qu’il y a un facteur 10 entre Empires et Kingdoms. Beaucoup de contenu, même pour les joueurs qui vont faire toute la campagne. Nous avons choisi de ne pas « frontloader » le jeu comme beaucoup, hélas, de studios le font.
2. Lynx : « On comprend bien le parti pris de faire débuter le jeu en 1054, après la séparation des Églises d’Orient et d’Occident. Mais pourquoi avoir choisi 1274 comme date de fin ? Qu’est-ce qui rend cette année particulièrement significative ? »
La mort de Thomas d’Aquin bien sûr ! Non, je plaisante, même s’il est mort cette année-là, cela n’a rien à voir. La date devait être aux alentours de celle-ci. Mais cela aurait pu être 1272 ou 1280. Nous voulions suffisamment d’années après l’arrivée probable des Mongols, pour leur donner assez de temps pour être très désagréables, mais nous ne voulions pas forcément étendre le jeu jusqu’à 1300, car les Mongols devaient être avant tout une menace de fin de jeu gérée par l’IA. Nous souhaitons proposer à terme du contenu les rendant jouables, mais plus tard, et en l’état, leur développement régional ne satisferait pas un joueur humain.
C’est une raison. L’autre est que si le jeu fonctionne bien, nous voulons pouvoir rebondir sur une époque ultérieure, mais cela demande du travail en quantité, que nous ne pouvions livrer dans le jeu de base.
3. Lynx : « Quelles sources l’équipe de développement a-t-elle utilisées pour assurer l’exactitude historique du jeu, pour fiabiliser celui-ci ? »
Quasi exclusivement internet, avec une combinaison en première instance de nos connaissances personnelles et Wikipedia (oui, soyons honnêtes, le développeur qui vous dit qu’il ne lit pas Wikipedia vous ment). Mais en première instance uniquement, après nous relançons les recherches pour étendre les détails et les corroborer, et c’est là où nous avons lu des dizaines d’articles universitaires et de documents obscurs. C’est parfait après coup pour briller en société et parler des évacuations des matières fécales à Cordoue au Xe siècle. Ou pas.
4. Lynx : « La fidélité historique est un élément central de Field of Glory – Kingdoms. Cependant, les sources historiques peuvent parfois être contradictoires ou incomplètes. L’équipe de développement a-t-elle été confrontée à de telles ambiguïtés dans la recherche et le développement du jeu ? Peux-tu me donner un exemple spécifique où il a fallu prendre un parti pris entre différentes interprétations historiques ? »
Par exemple, pour le scénario de Manzikert, il a fallu trancher et adapter le scénario pour représenter, du côté byzantin, une lente et difficile mise en alerte militaire. On sait que la situation financière et militaire des Byzantins entre 1054 et Manzikert n’était pas optimale, avec des réductions significatives dans les garnisons (les coupes sombres dans les effectifs des thèmes, les forteresses de l’est en déshérence). Mais d’un autre côté, vous avez les auteurs byzantins de l’époque, comme Michel Attaleiatès, qui magnifient les chiffres pour des raisons de propagande (il faut bien plaire à l’Empereur !), et vous avez également l’autre côté de la pièce, avec Alp Arslan, qui augmente les effectifs byzantins dans ses récits pour se rendre plus glorieux (un conquérant que l’on n’arrête pas !).
Au final, vous vous basez sur des travaux d’historiens contemporains, comme John Haldon, qui indiquent que 40 000 hommes pour l’armée principale byzantine, c’est bien trop. Vous décidez donc d’abstraire un peu tout cela, de vérifier les rapports de force, et d’évaluer le délai nécessaire pour les Byzantins afin de créer une armée puissante, en ajustant également les forces seldjoukides. Tout devient en somme relatif, l’important étant qu’entre deux joueurs de même compétence, on ait le bon niveau de tension et de difficulté.
C’est un peu le paradoxe à réussir sur les jeux historiques : avoir des résultats qui le plus souvent sont en accord avec l’histoire, mais avec des données parcellaires ou qu’il faut modifier, car votre système de jeu n’est de fait qu’une approximation de la réalité. Mais il y a clairement des effets de compensations dans les mécanismes d’un jeu, en tout cas si vous avez fait votre travail et donc une certaine marge de manœuvre.
5. Lynx : « Le jeu propose une fonctionnalité très originale, pouvoir exporter les batailles depuis Field of Glory – Kingdoms vers Field of Glory – Médiéval, je trouve ça génial. Cependant sauf erreur de ma part cela ne fonctionne que face à l’IA, est-il prévu une évolution du jeu afin de rendre possible cette fonctionnalité dans les parties multijoueur ? »
C’est une question récurrente et légitime, merci de me l’avoir posée (cela fait très homme politique !). Pour un jeu 1 vs 1, je pense que c’est envisageable, nous l’avons évoqué avec l’autre développeur, celui de Field of Glory Médiéval. Après tout, votre adversaire humain s’il participe à une bataille contre vous, n’attendra pas. Il faudra cependant ici interdire les batailles 1 joueur contre 1 IA, car l’autre joueur ne va pas attendre plusieurs heures ou jours que vous ayez terminé (imaginez si vous vouliez faire quatre batailles contre les IA dans votre tour, c’est très démotivant côté attente pour votre adversaire humain).
Après il y aurait peut-être des possibilités d’adaptations un peu subtiles; par exemple sous certaines conditions dans une bataille humain vs IA, c’est votre adversaire humain qui prend la main du camp adverse. Pour ce qui est d’un jeu à plus de deux, c’est malheureusement non envisageable, imaginez le délai extrême entre chaque tour de jeu au niveau stratégique, si on doit attendre que chaque bataille humain vs humain soit résolue !
6. Lynx : « L’IA dans les jeux de grande stratégie est parfois critiquée pour son manque de subtilité par rapport aux joueurs humains, elle compense en général par un avantage en ressources. Est-ce ainsi que fonctionne l’IA dans Field of Glory – Kingdoms ? »
Cela dépend. En résumé, je dirais oui, ne nous leurrons pas, ce que l’on appelle IA dans un jeu de stratégie, ce sont quelques milliers à dizaines de milliers de lignes de code et cela ne saurait remplacer les 100 milliards de neurones de notre cerveau. Le joueur qui ne veut pas comprendre cela se berce d’illusions, s’il pense qu’il joue au même niveau qu’une « IA » dans un jeu stratégique complexe et ouvert (dans le sens des dizaines de milliers de coups possibles à chaque fois juste pour le prochain tour, contrairement aux échecs qui ont pourtant eu besoin de temps et d’argent pour voir la supériorité des ordinateurs). Mais les choses pourront peut-être changer d’ici une poignée d’années avec les IA génératives qui évoluent à grands pas. Attendons que Microsoft ou un concurrent nous livre clé en main une IA qui prend la main dans tous nos jeux (et on se plaindra qu’elle joue trop bien).
Mais pour revenir à la question initiale, le niveau par défaut du jeu est dit « équilibré », à savoir que ce n’est pas le niveau où il n’y a aucune modification pour ou contre l’IA (ce niveau n’existe pas). C’est le niveau qui nous paraît le plus intéressant pour un joueur non-vétéran. Dans ce niveau, l’IA a quelques avantages numériques, mais plutôt modestes, et quelques facilités sur certaines opérations, car elle n’a pas la sagacité humaine et ne cherche pas non plus à exploiter les règles. Mais il en est de même pour l’adversaire humain, qui dispose dans ce niveau de plusieurs privilèges (notamment vous ne serez pas absorbé par votre suzerain sur certaines actions, parce que vous êtes humain et que c’est votre partie, quel intérêt de la terminer d’un coup ?, et ainsi de suite).
7. Lynx : « Merci beaucoup Philippe pour cette interview et pour ta disponibilité, une toute dernière question, as-tu une petite info exclusive à dévoiler pour les lecteurs de la gazette du wargamer, une perspective de DLC ? »
J’en ai parlé dans la question sur la date de fin, mais oui je peux vous dire que si le succès est au rendez-vous, nous espérons continuer d’étendre l’univers de Kingdoms, tant du point de vue de la géographie que de la chronologie. Nous réfléchissons encore à ce que nous commençons en premier. Mais le jeu est sorti il y a moins d’un mois (à la date d’écriture de mes réponses, soit fin juin 2024) donc il est encore bien trop tôt pour les certitudes sur l’avenir du jeu. Il est bien accueilli, mais l’offre en jeux de stratégie est grande désormais. Aussi nous verrons !
Pour plus d’informations sur Field of Glory – Kingdoms, voyez dans nos archives puis cette page chez Slitherine et cette fiche sur Steam. A lire en complément l’article Test | Field of Glory : Kingdoms dans les pages du Carnet d’un stratège.
Field of Glory – Kingdoms intègre les combats optionnels au niveau tactique via le très réussi Field of Glory II (voir l’article Field of Glory II – Medieval : Ludus vult !).
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