Connaissez-vous la série COIN, et son concepteur Volko Ruhnke ? Cette série de wargames désormais incontournable va au printemps prochain commencer à arriver en français, chez Asyncron. Et doit toujours aussi faire l’objet d’une adaptation sur PC, on ne sait quand à l’avenir. L’utile site Diagonal Move a réalisé il y a quelques mois un intéressant interview, dont je vous propose ici la traduction.
Volko Ruhnke, concepteur de Nevsky et Labyrinth: The War on Terror et créateur de la série COIN, rejoint Neil Bunker de Diagonal Move pour une rétrospective sur sa remarquable carrière.
DM : Bonjour, Volko, merci de nous rejoindre. Durant votre carrière, vous avez créé certains des plus réputés jeux à thème historique disponibles actuellement. Pouvez-vous nous expliquer comment cela a commencé ?
VR : Bonjour, merci de me permettre de vous rejoindre ! J’ai commencé le wargaming au collège, avec les jeux de Avalon Hill dans les années 70. Pendant environ la première décennie, les jeux publiés étaient comme une parole d’évangile : je ne pensais même pas à douter de ce qui venait dans la boîte. Les concepteurs étaient des professionnels, après tout ! Puis, devenu étudiant, lors d’un voyage scolaire en Europe qui incluait des visites de divers champs de bataille, j’ai remarqué que certain terrains étaient assez différents de ce à quoi j’étais devenu familier avec mes jeux les plus adorés.
Cette révélation — que des jeux pouvaient d’une certaine manière se tromper, qu’ils pouvaient être améliorés — fut le début pour moi d’ajustements avec mes jeux achetés et ultimement de la conception de nouveaux jeux. Au début, je prenais juste mon crayon et annotais des changements dans les livres de règles. Ou je prenais des éléments de jeux que je possédais, la table de résultats des combats, par exemple, et les appliquais à différentes situations sur des cartes fait maison. Finalement, je me suis impliqué dans le test de jeux pour mon éditeur favori, GMT Games. J’ai eu cette relation de fan avec GMT pendant des années — j’ai même aidé une fois le président de GMT, Gene Billingsley, à assembler des boîtes de jeux dans une chambre d’hôtel d’une convention — avant que je les approche avec un projet.
DM : Votre premier succès notable fut Wilderness War, dans lequel les joueurs rivalisent pour le contrôle de l’Amérique du Nord durant les années 1700. Il est toujours imprimé presque vingt ans après sa sortie initiale. Pouvez-vous nous parler du développement de ce jeu, et pourquoi vous pensez qu’il a une telle longévité ?
VR : Dans les années 1990, des amis et moi avions conçu et joué des campagnes historiques l’un pour l’autre, campagnes de jeu de rôle bricolées avec une grande attention envers le détail historique.
Une des miennes se déroulait lors de la Guerre contre les français et les indiens (guerre de la conquête) : nous cherchions à recréer l’année 1756 à la frontière américaine. Cette guerre fut mon plus grand centre d’intérêt à l’époque car je vivais en Virginie. Le début de la carrière militaire de George Washington fut d’être un colonel de Virginie, et j’avais étudié son histoire y compris dans ses papiers dans la bibliothèque du Congrès voisine. Quand je me suis plaint à un ami qu’aucun des jeux de plateau existant sur la Guerre contre les français et les indiens ne proposait tous les éléments que j’estimais nécessaires, il m’a mis au défi de concevoir mon propre jeu.
J’ai élaboré Wilderness War en 2000 quand les jeux avec système de cartes (les card-driven games, CDG) étaient encore jeunes. Hannibal: Rome versus Carthage (AH, Descartes) de Mark Simonitch a été une grande source d’inspiration. Avec Wilderness War, j’ai essayé de prendre le format CDG que Mark Herman, Simonitch, et Ted Raicer avaient inventé et de l’améliorer pour mon contexte favori, un qui accentuait des modes opposés de guerre : des armées entières de style européen et des fortifications d’un coté et une petite guerre de raids frontaliers et de rangers de l’autre. Je suppose que Wilderness War est toujours joué principalement car il essaie de coller de près à la puissance originelle des CDG tout en explorant un conflit asymétrique.
DM : Labyrinth: The War of Terror (ou ici sur Steam) a suivi en 2010. il dépeint la lutte entre les USA et l’extrémisme islamique. Comment un jeu basé sur un conflit en cours ou très récent diffère d’un jeu modélisant des événements hors des mémoires vivantes ?
VR : Une différence peut être que plus de joueurs se sont déjà formés leur propre opinion du passé récent— ou peut-être que non car les amateurs peuvent être assez passionnés et campés sur quelle que soit la période historique les fascinant !
Néanmoins, l’histoire est toujours une interprétation, et en tant que concepteur votre interprétation est présente, peu importe combien vous aspirez à être objectif. Comme le wargamer professionnel Peter Perla l’a écrit, la conception de jeu est de la communication. Aussi j’ai essayé avec Labyrinth ou en concevant A Distant Plain avec Brian Train sur la guerre toujours en cours en Afghanistan, d’être clair avec moi-même sur ce que nous allions dire aux joueurs sur ces conflits.
Toutefois, que ce soit sur de la guérilla ou Gettysburg, un wargame présente la modélisation d’un concepteur qui est forcément simplifiée. Le modèle peut nous apprendre quelque chose sur le passé ou les affaires en cours, mais il ajoute seulement aux modèles mentaux que les joueurs ont déjà amené avec eux à la table. Mon souhait dans la conception de jeux n’est pas de changer la position de quiconque sur quoi que ce soit, mais plutôt de soulever des questions dans l’esprit des joueurs et donc peut-être de les aider à affiner leur compréhension des événements qu’ils ont déjà.
DM : L’année 2012 a vu la parution de Andean Abyss. Quel fut l’étincelle qui a transformé un jeu sur un conflit relativement obscur en un jeu qui est devenu le commencement de la populaire série COIN ?
VR : L’idée pour Andean Abyss provient de mon expérience sur Labyrinth et de mon travail d’enseignement auprès d’analystes US du renseignement.
Par ce dernier, je me suis de plus en plus intéressé aux insurrections et contre-insurrections (COIN) en tant qu’interaction complexe de nombreux acteurs et facteurs. Un postulat de Labyrinth était que le jihadisme versus le contre-terrorisme était en son cœur une insurrection / contre-insurrection globale — et une critique fondée, je pense, du modèle de Labyrinth était qu’il réduit un conflit multipartite à juste deux camps. L’expert COIN australien Kilcullen a écrit que toutes les contre-insurrections sont multifactionelles, et je voulais explorer cela.
La Colombie offrait une histoire riche d’au moins quatre visions puissamment concurrentes bataillant pour le futur du pays, avec un gouvernement faisant face à trois insurrections en même temps et en sortant pour la plupart par le haut. Comment ont-ils fait cela ? Seul un autre jeu de plateau s’était penché sur la guerre en Colombie — Crisis Games’ Colombia — et ce jeu avait été publié des années avant la période que Andean Abyss allait couvrir !
Finalement, après avoir surmonté le défi de concevoir un mode solitaire pour un camp dans Labyrinth, je voulais voir si je pouvais faire de même pour quatre camp dans un jeu, pour imiter une action multi-camp pour un joueur solo, et le conflit des factions en Colombie m’a offert cette opportunité.
La réaction du président de GMT, Gene Billingley, à ma proposition fut hésitante; comme il l’avait dit, il ne pensait pas qu’il pourrait vendre un jeu sur la guerre de guérilla colombienne (jusqu’à ce qu’il ait la chance d’y jouer). Il avait raison, dans un sens : les précommandes initiales furent assez faibles, particulièrement aux USA. Mais la promesse d’une série à suivre renforça le potentiel de ce volume, Andean Abyss fut fait, et les joueurs ont bien réagi. D’autres concepteurs m’ont rejoint presque en même temps pour de nouveaux contextes, et la série COIN était lancée !
DM : Les jeux qui ont immédiatement suivi Andean Abyss ont montré que COIN était un système flexible capable de dépeindre un éventail de périodes historiques. Pouvez-vous décrire comment le système s’est développé durant les premières années et ce que vous pensez qui fait sa flexibilité ?
VR : Le principal défi dans Andean Abyss fut de réaliser le plus clairement possible l’asymétrie entre les quatre factions dans leurs finalités et leurs moyens (les éléments classiques de la stratégie). Dans ce cadre, j’avais besoin de montrer que la guérilla et les opérations de contre-guérilla sont surtout une question d’initiative (en tant qu’abstraction de l’avantage des renseignements locaux) étant donné que la compétition de puissance de feu si importante dans la guerre conventionnelle n’est pas vraiment le déterminant de la victoire. De ces tâches de modélisation, je suis arrivé à une séquence de jeu avec carte d’initiative, opérations uniques de factions et menus d’activités spéciales, et aux conditions de victoire asymétriques au cœur de la série COIN.
Ces mécanismes de jeu s’appliquent bien à des contextes de conflit si variés, je pense, car ces caractéristiques factionelles asymétriques colombiennes et d’autres contre-insurrections sont vraies dans toutes les affaires humaines. Chacun de nous a constamment des intérêts se chevauchant mais qui ne sont pas identiques. Toute l’Histoire est faite de factions, aussi les sujets de la série COIN se retrouvent partout.
(Les factions passent au premier plan spécialement dans des conflits internes comme les insurrections — qui sont abondantes à travers les siècles mais largement peu jouées. Cependant elles sont également là dans les classiques guerres en apparence bilatérales. Vous devez les voir pour comprendre comment la Wehrmacht a agit durant la Second Guerre mondiale, par exemple, et il y a quelques grands travaux de conception de jeux de plateau en cours désormais pour explorer cela.)
DM : Quel effet cela fait-il de voir la série COIN maintenant animée par d’autres concepteurs qui l’entraînent dans de nouvelles et diverses directions ?
VR : C’est pour moi ce qu’il y a de mieux. J’avais initialement juste envisagé quatre volumes pour la série COIN, un par continent : la Colombie, l’Angola, les Philippines, l’Irak. Ils auraient eu des éléments internes très similaires à Andean Abyss. Mais ce que nous avons obtenu avec tous les créateurs qui se sont manifestés est une qualité bien plus variée et plus haute d’exploration de conflit de factions. Nous avons la non-violence en tant que tactique, les raids pour le pillage, les loyautés tribales, et — à venir — un futur conflit sur un autre planète.
Je n’aurais certainement jamais pensé à l’adaptation par Brian Train de la séquence de jeu de la série COIN pour un jeu à deux joueurs (Colonial Twilight), qui donne la même — voire l’amplifie — lutte pour l’initiative. Ni je n’aurais pu prévoir la refonte du système en solitaire de la série par Bruce Mansfield à partir de difficiles diagrammes à variabilité limitée pour arriver à de plus lisses et performants bots à base de cartes dans Gandhi, ce actuellement en chantier pour réaménager les précédents volumes. VPJ Arponen avec All Bridges Burning pour trois joueurs et d’autres concepteurs ont effectué leurs propres et similaires avancées dans le système.
DM : Votre plus récent important jeu est Nevsky, qui se situe dans l’Europe médiévale et présente des problèmes logistiques et opérationnels affectant le conflit durant la période. S’il vous plaît parlez-nous de l’inspiration derrière cette conception et son processus de développement.
VR : L’inspiration initiale pour un système examinant la guerre médiévale à l’échelle opérationnelle vient d’un souvenir d’université, un cours appelé « English Constitutional History » qui soulignait le service féodal comme base de la loi. Pour mon esprit de wargamer à l’époque, le fait d’un service militaire limité (« venir avec un casque, une lance, et un cheval pour quarante jours ») souleva la question opérationnelle de comment une obligation si limitée dans le temps affectait les campagnes militaires. Que se passait-il après que se terminent les quarante jours et alors que la guerre se poursuivait ?
L’inspiration suivante n’est pas venue d’une perspective historique mais d’un mécanisme de jeu. J’ai adoré le jeu Angola (initialement chez Ragnar Brothers, maintenant dans une belle édition MMP) conçu dans les années 1980 mais pas vraiment copié dans le hobby. Un fantastique mécanisme dans Angola est celui des cartes « colonne » qui modélisent très finement les désaccords dans les communications et la confiance parmi les factions alliées, tout en accélèrant le gameplay plutôt que de l’entraver. Je voulais m’emparer de ce mécanisme et l’appliquer à un contexte où les moyens de communications étaient incertains et le commandement ou le système d’alliances bancal. La guerre médiévale m’a semblé un contexte parfait pour cela.
L’étape suivante fut de trouver une campagne au Moyen-Âge qui m’intéressait vraiment. Il n’y a pas beaucoup de wargames représentant la guerre médiévale à l’échelle opérationnelle, aussi le champ était très ouvert. La famille de mon père était de la région de la Baltique. Dans les années 1990, j’ai dû faire une visite historique militaire de la Russie qui m’a vraiment inspiré. Je voulais que mes concepts d’opérations médiévales visitent les frontières culturelles de l’Europe latine, où j’espérais trouver plus d’asymétrie et de personnalité au style militaire de deux camps adverses. Les Teutons versus les Rus en 1240-1242 m’ont offert tout cet intérêt, et un film classique aida à enthousiasmer les joueurs sur le sujet. Nevsky était né !
DM : Nevsky est aussi le premier d’une nouvelle série, Levy & Campaign. Le prochain épisode, Almoravid, est désormais disponible en pré-commande. Comment Almoravid fait-il progresser la série, et que réserve à long terme l’avenir pour la série ?
VR : Almoravid amènera la série Levy & Campaign à l’opposé de l’Europe médiévale, géographiquement et en ce qui concerne son développement économique, l’état musulman al-Andalus. De plus grandes armées, de meilleures routes, des fortifications plus robustes à travers les campagnes, et un environnement politique plus complexe tandis que les royaumes Chrétiens et les duchés essaient de fusionner contre encore plus d’indisciplinés mineurs états musulmans « taifa » jusqu’à ce qu’une importante force d’intervention africaine Almoravide arrive pour repousser les Chrétiens. Les règles de base de levée et de marche, de ravitaillement et de combat seront assez familières pour les fans de Nevsky, mais l’environnement matériel et politique nécessitera différentes approches.
Pour le futur de Levy & Campaign, je suis heureux de signaler que je bénéficie d’un phénomène similaire à celui de la série COIN. Tant des concepteurs et chercheurs expérimentés que nouveaux se manifestent pour créer ou co-concevoir d’autres volumes. Une fois de plus, mon idée de départ de quatre volumes — un pour chaque coin de la sphère latine médiévale : Russie, Écosse, Espagne, et Terre Sainte— est dépassée par l’opportunité d’un plus large ensemble de contextes. Et la réaction favorable que Nevsky a reçu de la part de concepteurs, des critiques, et surtout des joueurs rend maintenant possible la réalisation d’une série entière. Ensuite il y aura l’Italie, par un concepteur italien vétéran des wargames. Des concepts situés dans Byzance, la France de l’âge des ténèbres, et l’Écosse ont débuté. Nous verrons !
DM : Nous avons bouclé la boucle maintenant, vos jeux sont un succès, tant critique que commercial, et de plus en plus influents en dehors de l’audience traditionnelle des wargames. Quel effet a sur vous personnellement ce niveau de succès ?
VR : J’aime la vie, naturellement ! La conception de jeux est une joie en soi, liée à quelque chose d’autre que le game play. La pratique répandue de joueurs faisant leurs propres jeux pour eux-mêmes et leurs amis suffit à le prouver. Un défi, quand nos propres conceptions partent en édition, est que ces deux joies commencent à rivaliser pour ce qui est déjà un temps limité dans la semaine. « Concevoir des jeux, jouer à des jeux, avoir une vie — choisissez deux » comme le professeur en conception Alan Emrich l’a écrit. Ma grande chance, toutefois, est qu’il y a quelques années j’ai pris ma retraite après une carrière réussie au service du gouvernement et je peux désormais me plonger pleinement dans tous les aspects de mon principal loisir de même que profiter de ma famille et de bien plus.
DM : Quel conseil donneriez-vous aux futurs concepteurs de jeux ?
VR : Suivez votre bonheur ! Vous concevez pour votre propre loisir, après tout. (si en revanche vous oeuvrez pour la renommée, la fortune, ou l’adoration, rebroussez chemin maintenant !) Empruntez tout ce que vous pouvez à d’autres jeux — ce sont vos boîtes à outils — mais mélangez-les, combinez et changez les outils d’autres comme bon vous semble. Il n’y a vraiment pas de règles. Allez dans de nouveaux endroits. Expérimentez : nulles vies ne seront perdues.
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