A travers les brumes matinales, j’aperçus Wellington rangeant une calculatrice dans sa poche. « Mon cher Napoléon, me dit-il du ton le plus affable qui soit, ce n’est pas encore ce coup-ci que vous gagnerez à Waterloo… ». Toute réplique était inutile. Mais trois jours plus tard, j’éprouvai un certain plaisir à le voir se faire dévorer par une horde de loups-garous alors qu’il essayait vainement d’allumer un feu.
Introduction
Jeux d’histoire, jeux de réflexion, jeux de stratégie, jeux fantastiques ou jeux de diplomatie : des termes qui se recoupent et se bousculent, sans arriver à donner une image précise de ce nouveau phénomène qui chamboule toutes les idées reçues en matière de jeu. Il existe, en fait, trois grandes familles de jeux de simulation :
- les wargames, qui mettent deux camps face à face dans un duel sans merci, inspiré le plus souvent d’un conflit historique ;
- les jeux de pouvoir, où les affrontements et les alliances successives entre plusieurs protagonistes ne laisseront finalement qu’un seul vainqueur ;
- les jeux de rôles, où le succès de l’aventure commune dépend avant tout d’une coopération exemplaire entre les personnages qu’animent les joueurs.
Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve ici les trois catégories de la Théorie mathématique des Jeux. En vingt ans, les jeux de simulation ont déjà exploré un nombre impressionnant de mécanismes ludiques inédits. Reconnaissant la maturité de raisonnement de l’adolescent et permettant à l’adulte d’exercer ses neurones sans renoncer à sa faculté de rêve, cette nouvelle génération de jeux a remis à jour l’essence même de l’activité ludique humaine : l’alliance de l’intelligence et de l’imagination.
Tournant le dos aussi bien à l’abstraction des Échecs qu’au fatalisme du Jeu de l’Oie, les jeux de simulation s’appuient sur la capacité de chacun à se prendre pour un autre, un César, un Merlin l’Enchanteur, un Machiavel ou un conquérant des étoiles… Les héros et les stratèges en puissance ont désormais à leur portée une myriade d’univers parallèles, sortis tout droit de l’histoire ou de l’imaginaire le plus débridé, et régis par des règles minutieuses, qui n’en laissent pas moins une large place à l’interprétation intuitive.
Plus de 900 titres différents ont été publiés à ce jour. Certains n’atteindront jamais les mille exemplaires vendus, d’autres ont déjà dépassé le million. Devant un tel kaléidoscope, il eût été bien difficile de tout voir et tout expliquer en un seul ouvrage. Aussi, ce livre traite-t-il plus particulièrement des wargames, la branche la plus ancienne et la plus prolifique des jeux de simulation. Nous espérons pouvoir compléter d’ici peu une description panoramique dédiée à tous ceux qui s’intéressent, de près ou de loin, à cette nouvelle génération de jeux.
Voici les premières pages d’un intéressant ancien ouvrage, pour qui aime ou est curieux de l’histoire des wargames, livre tombé dans l’oubli, paru au milieu des années 80 et dans lequel Duccio Vitale, auteur qui contribua entre autres à la série Cry Havoc, brossait un tableau complet des jeux de simulations qui enflammaient les esprits autour des tables de cuisine ou de salon, aux États-Unis, puis heureusement petit à petit aussi en France. A cette époque où l’ordinateur balbutiait encore, de nombreux jeux venaient timidement ouvrir les portes de l’imaginaire et de la curiosité aux joueurs et curieux de tous bords.
Heureusement depuis les temps ont changé, les jeux ont continué de fleurir fièrement, d’autant plus sur PC, et il n’est presque plus surnaturel désormais de se divertir en manipulant des armées de dragons, fusse à la façon de Tolkien ou de Napoléon, c’est selon.
Bonne lecture. B.L.
C’est dans la pulsion de jeu que se trouve la force d’où jaillissent les valeurs véritablement créatrices de l’homme.
Friedrich Schiller.
Remerciements
Je tiens à remercier tout particulièrement Paul Altesman pour son aide précieuse ainsi que François Nédelec pour ses conseils et son soutien ludique. Tous mes remerciements également à Didier Guiserix de Casus Belli, M. et Mme Lauber de L’OEuf Cube, M. Behar de Jeux Descartes, Madeleine Chevrier de Jeux Thèmes, Renzo Angelosanto d’International Team France et Rosine Mocquet de Sivéa qui m’ont permis de réaliser les photographies présentées dans cet ouvrage.
Duccio Vitale, M.A. Éditions, Paris, 1984.
I. L’histoire des jeux de simulation
Les premiers jeux de simulation apparurent probablement en même temps que les premières civilisations : on peut affirmer, sans s’avancer beau-coup, que de nombreux jeux classiques, tels les Échecs ou le Go, proviennent de jeux de simulation que l’évolution historique a transformés peu à peu en jeux abstraits.
Les Échecs et la simulation
A travers l’exemple fameux du jeu d’Échecs, on arrive parfaitement à saisir cette évolution. La représentation des actions et des croyances humaines par des statues et des figurines ne date pas d’hier. L’une des activités les plus cons-tantes de la race humaine étant la guerre, les figurines guerrières apparaissent très tôt dans l’histoire des sociétés. Avec l’amélioration des techniques et la formation de grands empires, la tactique militaire acquiert peu à peu le statut de « science » : le passage de la simple représentation à la simulation n’est pas difficile à imaginer. Un jeu assez proche des Échecs actuels était déjà joué dans l’Empire Perse (le Shatranj) et les pharaons égyptiens utilisaient des figurines symboliques pour étudier leurs batailles. Ce fut le cas de Cléopâtre qui prépara ainsi la bataille d’Actium. Des tombes de pharaons datant de 3000 ans avant Jésus-Christ, contiennent d’ailleurs des hiéroglyphes décrivant des jeux, tels le jeu du vase ou le jeu des voleurs, dont certains aspects s’apparentent également au jeu d’Échecs.
En analysant d’un peu plus près les trois éléments qui composent ce jeu — l’échiquier, les pièces et les règles de mouvement — on perçoit vite la correspondance avec bon nombre de principes de la guerre antique et même médiévale, du moins avant l’introduction des armes à feu.
Quand Darius affronte Alexandre le Grand, le lieu où sera livrée la bataille décisive n’est pas choisi au hasard. C’est une grande plaine, au relief régulier, dont on a pris bien soin d’éliminer tout ce qui pouvait gêner les mouvements de la cavalerie, des chars de combat et des phalanges — arbustes, buissons, etc. —. La représentation du champ de bataille classique par une surface uniforme — un échiquier dont toutes les cases ont la même valeur — n’apparaît donc pas irréaliste. L’obligation faite aux joueurs de bouger les pièces une par une, et en alternance, peut également se comprendre par la quasi inexistence de communications à cette époque. Après une mise en place initiale rigoureuse, les différents corps d’armée perdaient vite le contact entre eux, les décisions étaient prises au coup par coup et la bataille finissait souvent en un chaos épouvantable. Il devenait alors difficile de savoir qui avait le dessus : les actes de bravoure isolés prenaient une grande importance et le moral de chacun pesait d’un poids non négligeable dans l’issue de la bataille.
Les pièces elles-mêmes sont représentatives de l’époque. La Tour n’était autre qu’un char de guerre, arme redoutable, et la Reine s’appelait Général ou Premier Ministre. On retrouve d’ailleurs ces dénominations dans les Échecs chinois (le Xiang-Qi) et les Échecs japonais (le Shogi), parents éloignés de nos Échecs occidentaux.
Tous ces jeux provenaient très probablement d’un même berceau : l’Inde, où l’on trouve encore aujourd’hui un jeu appelé Chaturanga, pour quatre joueurs, chaque camp possédant un Rajah, un Éléphant, un Cavalier, un Bateau et quatre Soldats (pions). Une prime en points est attribuée au joueur qui réussit à passer par la case de pouvoir d’un adversaire, illustrant ainsi l’un des piliers de la société indienne de l’époque. Dans leur version moderne, les deux variantes orientales comportent de nombreux éléments très proches de la simulation d’alors.
C’est le cas du Xiang-Qi, avec son tapis de jeu coupé en deux par une rivière qui délimite ainsi deux provinces possédant chacune leur palais. Dans ce jeu, on trouve également une pièce qui attaque par-dessus les autres pièces comme une bombarde.
Dans le Shogi, il existe deux types de généraux — le Général d’Or et le Général d’Argent — en plus du Roi, considéré aussi comme le général en chef ou Général de Jade. Les règles comportent un droit de promotion (en Général d’Or) pour n’importe quelle pièce parvenue à la limite du camp adverse. L’existence d’une réserve, constituée à partir des pièces prises à l’ennemi, vient renforcer la simulation d’un combat réel.
Citons également les Échecs de Tamerlan, conquérant turco-mongol qui édifia un immense empire au XIV. siècle. On y retrouve les trois généraux sous la forme d’un Shah, d’un Vizir et d’un Ferz (commandant en chef), avec l’adjonction de pièces aux appellations animalières — la Girafe, le Chameau, l’Éléphant — dont la mobilité se rapproche de celle de certaines pièces actuelles, cavalier et fou notamment.
Le jeu de Go
Le jeu de Go aurait été inventé par un vassal de l’empereur chinois Kieh Kwei, qui régna au XVIIIe siècle avant J.-C. Il a ceci de troublant que, tout en étant un jeu aux origines très anciennes, il offre une approche très moderne des conflits, même si elle reste bien évidemment abstraite. C’est ce que décrit très bien Arthur Smith, l’un des premiers occidentaux à en avoir fait une étude scientifique, dans son livre The game of Go, the national game of Japan.
« Les Échecs et le Go, écrit-il, sont, dans un sens, tous deux des jeux militaires, mais les tactiques militaires représentées dans les Échecs sont d’une époque révolue, où le Roi lui-même prenait part au conflit — sa mort signifiant généralement la perte de la bataille — et où la victoire ou la défaite dépendait du courage individuel de certains seigneurs plutôt que de la façon de combattre des simples soldats. Le Go, par contre, ne décrit pas une bataille isolée comme les Échecs, mais toute une campagne de type moderne, dans laquelle ce sont les mouvements stratégiques de mas-ses d’hommes qui décident en fin de compte de la victoire. Des batailles se déroulent en plusieurs endroits du plateau de jeu et certaines, parfois, se déroulent en même temps. Des positions fortes sont assiégées et capturées, des armées entières sont coupées de leurs lignes de communication et sont faites prisonnières, à moins qu’elles ne puissent se fortifier elles-mêmes dans des positions imprenables, et seule une stratégie à long terme permet de remporter la victoire. »
Au Go, c’est l’étendue du territoire délimité par les pions de chacun des joueurs qui désigne le vainqueur, bien plus que les pertes infligées à l’adversaire. Mao Ze Dong s’est servi de ce jeu pour illustrer son essai intitulé Les problèmes stratégiques de la guerre de partisans contre le Japon, écrit en 1938.
La visualisation des conflits actuels par l’intermédiaire du Go offre plus d’une correspondance. En Afghanistan, les Russes n’en finissent pas de rajouter des pions dans un territoire qu’ils affirment contrôler depuis long-temps. Au Liban, chacune des forces en présence essaye de rendre le territoire des autres invivable. L’Iran et l’Irak se sont acharnés à s’envahir l’un l’autre, alors que le simple constat de leur force respective aurait dû terminer le conflit depuis longtemps. Même la guerre des Malouines pouvait se comparer à une figure classique du jeu de Go, appelée situation de « Ko », où l’un des joueurs, en prenant un pion à l’adversaire, se met lui-même en position d’être pris s’il ne consolide pas à temps sa position… Certaines règles de wargames modernes, telle que la définition de la Zone de Contrôle d’un pion (voir chapitre V), ont des principes très proches de concepts de base du jeu de Go.
Premières ébauches de wargames
Les premières tentatives de réactualisation du jeu d’Échecs dont nous avons connaissance datent du XVII. siècle. L’apparition des armes à feu avait entre temps bouleversé les tactiques militaires. Plusieurs versions modifiées voient le jour. Elles consistent essentiellement en l’adjonction de quelques pièces supplémentaires qui ne changent pas fondamentalement le profil du jeu. Ces variantes prennent le nom d’Échecs de Guerre ou Échecs militaires. Il faudra cependant attendre la fin du XVIIIe siècle pour rencontrer des modifications sérieuses qui permettent de parler de changements véritables dans la conception du jeu.
En 1780, un certain Helvig, maître des pages du duc de Brunswick, inventa un jeu composé de 1666 cases (49 x 34 cases ?) et 240 pièces — 120 par joueur —, comprenant de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie. Des règles spéciales étaient prévues pour la traversée des rivières et les retranchements, chaque type de terrain étant représenté par une couleur différente. La similitude avec les guerres de l’époque était frappante. La logique du jeu restait cependant celle d’un conflit abstrait évoluant sur un terrain imaginaire. En 1798, un chroniqueur militaire du Duché de Schleswig, au Danemark, développa l’idée et créa un jeu encore plus complexe, avec un tapis de jeu de 3600 cases inspiré d’une carte réelle, celle de la frontière franco-belge. Son inventeur, Georg Vinturinus, avait ajouté de nouvelles règles concernant les problèmes de ravitaillement et les lignes de communication.
Comme le fait remarquer Nicholas Palmer dans son livre, The Comprehensive Guide to Board Wargarning, si les techniques d’une production de masse avaient pu exister à l’époque, il est fort possible que quelqu’un en aurait eu l’idée. Ce n’était pas le cas, et de telles inventions, accueillies avec curiosité, étaient considérées simplement comme des variantes personnalisées du jeu d’Échecs.
Les Prussiens arrivent !
En 1811, le Prussien Von Reiswitz mit au point un jeu de simulation très proche des wargames actuels avec figurines : le tapis de jeu était une table recouverte de sable, le relief et les figurines étaient à la même échelle, et les mouvements s’effectuaient à l’aide d’une règle graduée et non plus à partir de cases. Le jeu fut amélioré par son fils vers 1820. Les règles furent précisées et le réalisme augmenté par l’utilisation systématique de cartes d’état-major servant à établir le terrain. Présenté en 1824 au général prussien Von Muffling, celui-ci se serait exclamé : « Mais ce n’est pas du tout un jeu ! C’est un entraînement à la guerre ». Chaque régiment eut ainsi droit à son exemplaire de ce jeu et, à partir de 1837, sous l’impulsion du général Von Moltke, la pratique du « Kriegspiel » c’était désormais son nom —se généralisa à tous les échelons de l’armée prussienne.
Cette récupération du jeu de simulation par l’institution militaire n’a pas vraiment de quoi surprendre, la plupart des inventeurs de jeux de l’époque étant eux-mêmes directement en relation avec l’armée. N’étant, au départ, qu’un simple divertissement intellectuel, le Kriegspiel, intégré à la formation des officiers, subit une transformation indéniable. Les mécanismes ludiques proprement dits disparaissent assez vite pour laisser la place à une véritable initiation au commandement et à la tactique militaires. L’intervention d’un arbitre devient déterminante pour instruire les participants des règles à suivre : le jeu devient une mise en condition. Aucun des joueurs n’est autorisé à regarder le tapis de jeu. Ils sont informés de la situation des forces en présence un arbitre et rédigent des ordres en conséquence. C’est donc l’arbitre qui répercute les ordres donnés et indique à chacun les résultats obtenus, en tenant compte de la position respective des officiers et des troupes sur la carte.
Autrement dit, chaque joueur ne pourra « voir » que ce qui entre dans le champ de vision de la figurine-officier qui le représente sur le terrain et ne pourra être informé du déroulement des opérations que par des figurines-messagers venant au rapport.
Cette évolution est accentuée par une nouvelle version du Kriegspiel mise au point en 1876 par le colonel Von Verdy du Vernois, et appelée « Kriegspiel libre ». L’officier supérieur qui sert d’arbitre y devient tout-puissant : il lui est désormais possible de transformer les règles d’une partie à l’autre, en les adaptant à la nouvelle situation décrite. Le jeu sert alors d’illustration à un cours de formation classique, où l’instructeur est seul juge de la justesse des réponses apportées par ses élèves.
Tout le monde s’y met
Après l’écrasante défaite de l’armée française par l’armée prussienne en 1870, de nombreuses nations commencent à s’intéresser de plus près à ce divertissement qui semble donner d’aussi bons résultats… A partir de cette date, les wargames se diffusent rapidement dans la plupart des grandes académies militaires. En Angleterre et en Italie, c’est la version « rigide » du Kriegspiel qui sert de référence aux adaptations proposées dans les écoles d’officiers. Aux États-Unis, les deux formes de Kriegspiel coexistent au sein de l’armée, non sans polémiques. Les défenseurs du Kriegspiel libre affirment qu’il est impensable de vouloir tout réglementer. Les autres estiment qu’il vaut mieux des règles, même arbitraires, que de laisser libre cours aux conceptions personnelles de chaque instructeur. Un compromis acceptable sera finalement trouvé et une version intermédiaire mise au point au début du XXe siècle.
En France, la hiérarchie militaire a d’abord été très réticente devant de telles formes d’enseignement. Des essais timides n’interviendront que tardivement, à la veille de la première guerre mondiale. J’ai demandé, il y a quelques années, à un officier instructeur les raisons pour lesquelles l’armée française ne pratiquait pas, sous une forme ou une autre, le wargame. Il m’a répondu : « Nous formons des hommes de terrain… Notre instruction vise à mettre les jeunes officiers en situation de commandement opérationnel, pas théorique. Nous ne jouons pas à la guerre. La guerre, c’est notre métier. » Réponse logique, mais pas entièrement convaincante. C’est certainement vrai pour des jeux de simulation tactiques. Même un jeu aussi sophistiqué que Squad Leader dans le domaine du commandement tactique — on y tient compte de la capacité de chaque sous-officier à commander et à entraîner ses hommes — ne peut prétendre rivaliser avec une simulation sur le terrain, effectuée dans le cadre de manoeuvres grandeur nature.
L’argument est moins valable en ce qui concerne les jeux de simulation stratégiques. L’environnement y est quasi identique et les mécanismes très proches : il n’y a pas de différence fondamentale entre des joueurs penchés sur un tapis de jeu et des généraux discutant de la stratégie à suivre autour d’une carte d’état-major… si l’on exclut les conséquences, bien sûr ! Si l’on a parfois attribué aux jeux de simulation l’issue de certaines batailles — ce fut le cas notamment pendant la guerre russo-japonaise de 1905 et les premiers succès de l’armée allemande en 1939/40 —, il est arrivé aussi, comme le rapporte Nicholas Palmer dans son ouvrage, qu’un jeu ne serve qu’à figer les idées préconçues d’un état-major.
C’était le cas, semble-t-il, du général Graf von Schlieffen, chef de l’armée allemande jusqu’en 1906, qui fit tester par une série de wargames un plan d’attaque général contre la France. Seul détail gênant de cette simulation : elle excluait de fait toute possibilité d’intervention de l’Angleterre dans le conflit ! Ou comment prendre ses désirs pour la réalité…
Les scénarios de la C.I.A.
L’armée allemande continua à pratiquer intensivement les jeux de simulation militaires jusque pendant la seconde guerre mondiale. Depuis, ce sont surtout les États-Unis qui ont l’initiative des recherches dans ce domaine et il n’est pas étonnant que ce soit dans ce pays qu’ait été produit pour la première fois un wargame destiné au grand public (voir Le marché américain). Le terme même de « wargame », adopté désormais internationalement, est significatif de la prépondérance anglo-saxonne dans la diffusion de ce type de jeu. Le développement de l’informatique et les technologies nouvelles en matière de communications et de renseignements ont diminué l’écart entre réalité et simulation, entraînant un regain très net d’intérêt pour la mise au point de scénarios « jouables ».
S’il est difficile de savoir comment l’Union Soviétique utilise ses ordinateurs (du moins pour les quidams que nous sommes), il n’est de secret pour personne que les fameux scénarios de la C.I.A. sont couramment simulés sur ordinateur, après que les différents éléments nécessaires au programme central aient été pré-testés par des équipes de chercheurs disséminées aux quatre coins du pays. Cette fragmentation des recherches a, en fait, comme conséquence l’oblitération du but réel poursuivi. Lorsqu’on connaît le genre d’activités que peut avoir la C.I.A., en Amérique latine ou ailleurs, on comprend mieux les réticences qu’ont certains chercheurs à participer à des travaux dont le but réel leur échappe…
L’ordinateur, s’il permet une exploitation intensive du programme grâce aux modifications successives apportées aux variables, n’est pas pour autant neutre. Il ne fait qu’analyser les données que l’on veut bien lui transmettre, et si celles-ci sont fausses, les résultats le seront tout autant. La tentation est grande parmi les services gouvernementaux, aux États-Unis ou ailleurs, de modifier les données de départ pour obtenir le résultat qui correspond le mieux à la doctrine du moment, quitte à reconnaître plus tard que la réalité a fait faux bond ! C’est ce qui permettait au président Carter d’affirmer en 1979 que l’Iran était une île de calme et de paix dans une région troublée par de multiples conflits… moins d’un an avant l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini.
Les jeux de simulation destinés au public
S’il est relativement facile de retracer l’évolution des jeux de simulation destinés aux militaires — ils sont consignés dans les annales des armées des différents pays —, les documents et traces laissés par les jeux de simulation destinés au simple divertissement du public sont beaucoup plus épars et incertains. Les conditions pour une production de masse n’ont été véritablement réunies qu’à la fin du XIXe siècle mais le public potentiel était encore très restreint.
L’histoire est bien plus prolixe en ce qui concerne les jeux de hasard ou d’argent, qui ont eu de tout temps la faveur du grand public. Nous avons connaissance d’un jeu mandchou, remontant au moins au XVIIe siècle, illustrant la lutte pour le pouvoir politique en Chine. De structure triangulaire il comportait des pièces représentant des Mandarins, des Lettrés et des Astrologues. Était-ce une variante à trois joueurs du Chaturanga indien ?
L’équipe de l’Impensé Radical, une maison d’édition spécialisée dans les jeux de stratégie classiques, s’en est inspirée pour créer en 1975 le Djambi, appelé aussi Échiquier de Machiavel, qui décrit la lutte pour le pouvoir entre quatre partis politiques dans une société contemporaine.
On peut citer, dans un tout autre genre, le jeu du Pays du Tendre, divertissement dédié à Madame la Marquise de Rambouillet, qui avait pour thème les sentiments et l’amour. Il fit des ravages dans les salons de la noblesse française au XVIIe siècle. Certaines formes de théâtre, de l’Antiquité à la Renaissance, certaines manifestations populaires du Moyen Age, tels le Mardi-Gras ou la Fête des Fous, pourraient être analysées à la lumière des jeux de rôles actuels, où chaque joueur fait vivre un personnage. Mais il est évidemment très difficile d’établir une filiation directe.
Il est également possible de donner une interprétation rétrospective de grands classiques qui, comme les Échecs, plongent leurs racines dans la nuit des temps. Ainsi l’Awélé africain, appelé aussi Wari, Solo ou Mankala, dont il existe plus de 200 variantes est un jeu qui paraît, au premier abord, assez simple. C’est, au contraire, un jeu de stratégie sophistiqué, qui utilise des termes empruntés bien souvent au monde agricole. Au Sénégal, mon partenaire parlait ainsi de semence à propos des pions et de champ pour désigner les cases appartenant à chacun des joueurs. L’Awélé possède cette règle étonnante qui fait perdre la partie au joueur qui manque à l’obligation de « nourrir » son adversaire « affamé ». Il faut préciser que la semence circule d’un camp à l’autre pendant le jeu et que les joueurs ont la possibilité de choisir en partie dans quelles cases ils vont semer des pions. S’il est permis d’utiliser les terres (cases) de l’autre pour faire fructifier ses récoltes, on n’a pas le droit pour autant de le laisser sans aucun pion à semer. De là à penser que l’Awélé ait pu être, à l’origine, la simulation d’une situation économico-sociale, il n’y a qu’un pas… que nous ne franchirons pas, faute d’éléments qui puissent confirmer une telle supposition.
Le seul domaine des jeux de simulation dans lequel il existe une certaine continuité est celui des jeux d’histoire avec figurines en plomb. Les fils cadets de la noblesse européenne, ne pouvant prétendre à l’héritage paternel, étaient ainsi familiarisés dès leur plus jeune âge à leur futur métier de militaire grâce aux soldats de plomb. Les collectionneurs férus d’histoire prendront le relais au XIXe siècle et mettront au point des règles empiriques, acceptées et connues des seules personnes avec lesquelles ils ont pris l’habitude de jouer.
La publication en 1912 et 1913 d’une série d’articles écrits par H.G. Wells, l’auteur de La Guerre des Mondes, lui-même passionné de jeu, va marquer un tournant important dans cette discipline. Article après article, Wells procède à une systématisation des règles pratiquées dans les cercles de joueurs qu’il fréquente et jette ainsi les bases d’une uniformisation des mécanismes adoptés des deux côtés de la Manche. Cette tâche sera complétée par d’autres et aboutira finalement aux règles actuelles du jeu avec figurines, couvrant toutes les périodes de l’histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à la dernière guerre mondiale, et remises à jour régulièrement par le Wargames Research Group, institution anglaise garante de l’orthodoxie dans ce domaine.
A suivre…
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C’est intéressant cette anecdote sur Welles. Il faudra que je creuse ça.
Merci pour cet article fort stimulant!
À noter que l’Armée de Terre (française), à l’instar de la plupart des armées a plus ou moins grande échelle ces dernières décennies, a aussi embrassé les simulateurs tactiques en réseau (tel que la version pro de ArmA, mise en réseau entre plusieurs implantations, voir la mise en réseau avec de simulateurs de l’Alat). D’autant plus depuis 5 ans environ, avec la numérisation de l’espace de bataille.
Il n’est pas impossible non plus que la Marine Nationale utilise un simulateur tel que la version pro de Command (et avant cela, les Harpoon).
Même si tout est présenté en tant que “‘simulateur”, l’aspect décisionnel n’est certainement pas absent. En outre, aucune armée n’est étrangère aux exercices sur le terrain (FTX) où, dans le cas d’un état-major, c’est sur carte et à la radio que se déroulent les opérations, dans une ambiance tactique réaliste. Se rapprochant ainsi des “Grandeur Nature” des jeux de rôle.
Peut-être est-ce culturellement que le mot “jeu” déclenche ce réflexe, paradoxalement puéril, de distanciation.
On pourra lire avec intérêt ces quelques ressources :
https://www.bleujonquille.fr/documents/docs/la_simulation.pdf.pdf
https://www.defense.gouv.fr/fre/terre/actu-terre/la-simulation-en-appui-aux-operations
https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/paglia_entrainement_combat_multidomaine_2021.pdf
https://www.neonmag.fr/nous-avons-essaye-spartacus-le-jeu-video-sur-lequel-sentrainent-les-militaires-de-larmee-de-terre-523621.html
PS : “Spartacus”, c’est la VF de Virtual BattleSpace, qui n’est autre que la version “pro” de ArmA. ;)