« C’est en 1952, à Baltimore aux États-Unis, que Charles Roberts, un jeune homme d’une vingtaine d’années, édite à compte d’auteur un jeu de simulation intitulé Tactics…« . Voici cette semaine le second chapitre de cet ancien livre permettant d’explorer la méconnue histoire des wargames.
Le Marché Américain
Les pionniers
C’est en 1952, à Baltimore aux États-Unis, que Charles Roberts, un jeune homme d’une vingtaine d’années, édite à compte d’auteur un jeu de simulation intitulé « Tactics ». Ce jeu, que les grandes maisons d’édition ont refusé de prendre, connaîtra un vif succès. Mettant aux prises deux armées dans un conflit hypothétique inspiré des combats de la deuxième guerre mondiale, Tactics reste encore aujourd’hui un point de référence dans l’évolution de la simulation historique. Roberts franchira d’ailleurs le Rubicon en 1958 en créant sa propre maison d’édition, la « Avalon Hill Company ».
Avec « Tactics II », version améliorée du titre original, Roberts lance, de 1958 à 1963, 19 titres dont 9 wargames parmi lesquels « Gettysburg » (une bataille de la guerre de Sécession), « Waterloo » et « Stalingrad ». Le wargame à thème historique est né. Il se présente sous la forme d’une boite en carton aux dimensions légèrement réduites par rapport aux boites de jeux de société conventionnels. Illustrée par une photo ou un dessin directement inspiré du thème, la boite contient trois éléments un tapis de jeu cartonné, une planche de pions prédécoupés aussi dans du carton et une règle du jeu en deux couleurs.
Le reste de la profession observe d’un air intrigué cet « outsider » original. Rares sont ceux qui lui accordent la moindre chance de succès. Le produit est « pauvre », comparé aux jeux de société présents sur le marché, et les mécanismes de jeu semblent beaucoup trop compliqués pour pouvoir toucher un large public.
Après un gros succès en 1961-62 — plus de 200 000 jeux vendus —, les ventes se tassent et les problèmes financiers s’accumulent. Fin 63, Roberts décide de déclarer faillite mais, à la dernière minute, ses deux principaux créditeurs, Monarch Office Services et J.-E. Smith Co, respectivement l’imprimeur et le fabriquant de boites d’Avalon Hill, décident de racheter l’affaire. Avec une production moyenne de deux jeux par an, Tom Shaw, seul rescapé de l’ancienne équipe, et Eric Dott, président de la Monarch, arrivent à remonter la pente. Les ventes se stabilisent aux alentours de 70 000 exemplaires en 1964 et augmentent à nouveau régulièrement, pour atteindre 100 000 en 1969.
Cette année-la, James F. Dunnigan, un inventeur de jeux qui avait déjà publié deux titres chez Avalon Hill, « Jutland » et « 1914 », décide de se lancer lui aussi dans l’aventure. Il crée le Simulations Publications Inc. (S.P.I.) et entre en lice avec une équipe composée au départ uniquement de créateurs de jeux et de joueurs passionnés.
Voici la seconde partie d’un intéressant ancien livre, pour qui aime ou est curieux de l’histoire des wargames (cf. première partie). Ouvrage tombé dans l’oubli, paru au milieu des années 80 et dans lequel Duccio Vitale, auteur qui contribua entre autres à la série Cry Havoc, brossait un tableau complet des jeux de simulations qui enflammaient les esprits autour des tables de cuisine ou de salon, aux États-Unis, puis heureusement petit à petit aussi en France. A cette époque où l’ordinateur balbutiait encore, de nombreux jeux venaient timidement ouvrir les portes de l’imaginaire et de la curiosité aux joueurs et curieux de tous bords.
Heureusement depuis les temps ont changé, les jeux ont continué de fleurir fièrement, d’autant plus sur PC, et il n’est presque plus surnaturel désormais de se divertir en manipulant des armées de dragons, fusse à la façon de Tolkien ou de Napoléon, c’est selon.
Bonne lecture. B.L.
L’explosion
En cinq ans, le marché va littéralement exploser : les ventes passeront de 125 000 en 1970 à plus de 750 000 exemplaires de jeux de simulation vendus en 1975. « Quand S.P.I. a commencé, explique Dunnigan dans son livre The Complete Wargame Handbook, nous avions trois idées de base qui sont restées la pierre angulaire de nos efforts jusqu’aujourd’hui (1980). Tout d’abord, nous voulions des jeux publiés par des joueurs. Ce qui voulait dire des joueurs contrôlant toutes les décisions en matière de conception de jeu, de production et de commercialisation. Le deuxième principe était de publier plus de jeux.
A cette époque, Avalon Hill n’en produisait environ que deux par an et il n’y avait personne d’autre. Le troisième principe était de répondre plus directement aux désirs des joueurs ». Pour cela Dunnigan va racheter un magazine intitulé « Strategy & Tactics » qu’il publiera tous les deux mois avec, à chaque fois, un wargame en encart, dont certains seront produits en boite par la suite. Contrairement à « The General », la revue d’Avalon Hill, qui ne parle que de ses propres produits, Strategy & Tactics ouvre ses colonnes aux nouveaux jeux qui apparaissent sur le marché.
Une multitude de petites maisons d’édition vont alors voir le jour, S.P.I. assumant le rôle de locomotive. Leur existence est très souvent éphémère mais une demi-douzaine d’entre elles parviendront, vers la fin des années 70, à s’installer solidement sur le marché aux côtés des deux « géants », Avalon Hill et S.P.I., qui détiennent à eux seuls 75 % des ventes de cette époque. Il s’agit de Game Designer’s Workshop, Tactical Studies Rules, Fantasy Games Unlimited, The Chaosium, Task Force Games, Yaquinto Games et Metagaming Concepts.
Ce qui nous amène tout naturellement à parler de la nouvelle vague de jeux de simulation, et, en premier lieu, de « Dungeons & Dragons ».
La deuxième vague
La multiplication des jeux de simulation avec tapis de jeu et pions en carton n’avait pas fait disparaître pour autant la discipline beaucoup plus ancienne des wargames avec figurines. Les jeux de simulation fantastiques proviennent d’un détournement des wargames avec figurines, certains joueurs ayant introduit des variantes de moins en moins orthodoxes dans leur façon de jouer, au grand dam des puristes. A la fin des années soixante, faire s’affronter des armées issues de périodes historiques très différentes était déjà devenu une pratique courante : des légions romaines s’en allaient combattre une armée mongole alliée à des Assyriens… L’idée d’introduire des figurines de plus en plus extraordinaires prit forme dans l’esprit de joueurs passionnés par l’immense fresque de J.R.R. Tolkien (Le Seigneur des Anneaux, Bilbo le Hobbit), où l’on voit justement s’affronter à la manière médiévale des armées fantastiques.
C’est au début des années 70, à Lake Geneva, dans le Wisconsin, qu’un petit groupe de « wargamers » réunis autour de Gary Gygax décide de publier un livret de règles pour batailles médiévales intitulé « Chainmail ». Composé essentiellement de règles classiques pour jeux de figurines, il contenait cependant un nombre non négligeable d’innovations. On y trouvait des règles permettant de lancer des sorts, de dire des formules magiques, et de com-battre des figurines étranges géants, monstres divers, nains et… dragons. Cette initiative connut un certain succès dans le milieu restreint des joueurs avertis. Mais c’est avec la rencontre entre Dave Arneson et Gary Gygax que l’initiative va rencontrer l’écho formidable que nous lui connaissons aujourd’hui. Arneson avait mis au point un jeu qui utilisait les règles de Chainmail mais en faisant évoluer les personnages dans les souterrains (dungeons en anglais) du château de Blackmoor…
Devant le refus des grandes maisons d’édition, qui ne voient dans le projet qu’un immense fouillis sorti de l’imagination délirante de deux joueurs, Gygax et Arneson décident de publier « Dungeons & Dragons » dans le cadre de Tactical Studies Rules, la petite compagnie dirigée par Gygax. Très vite le jeu prend et, qui plus est, il touche un public souvent complètement étranger au wargame. De 1974, date de sa première parution, à 1982, plus de deux millions et demi d’exemplaires de « Dungeons & Dragons » et de ses variantes ont été vendus ! T.S.R. Hobbies, c’est le nom actuel de la société, s’est vu ainsi propulse parmi les « grands » du jeu de simulation en l’espace de trois ou quatre ans. La science-fiction reçoit également sa consécration commerciale sur le marché américain avec la publication en 1977 par Game Designers Workshop d’un jeu de rôles intitulé « Traveller ». On y trouve tous les accessoires possibles et imaginables de la science-fiction dans une suite de livrets de règles très sobres… le tout atteignant les 230 pages !
Naissance d’une nouvelle industrie
Le succès éclatant de « Dungeons & Dragons » et de « Traveller » va permettre la prolifération des jeux de rôles, chaque petite maison d’édition essayant de trouver sa propre poule aux oeufs d’or. S.P.I. et Avalon Hill ne sont pas en reste (pour la seule année 1979, S.P.I. publie près de quarante jeux.) et le marché connaît un deuxième boom historique de 750 000 en 1975, les ventes passent en 1980 à près de trois millions de jeux vendus dans l’année ! La diplomatie, l’érotisme, le sport, la politique, l’économie, les super-héros, les morts-vivants et le roman policier viennent rejoindre l’histoire, le fantastique et la science-fiction : le jeu de simulation s’approprie tous les genres. Chaque mois voit l’apparition d’une nouvelle revue de jeux.
Les entreprises spécialisées dans les accessoires pour jeux de rôles — figurines de plomb, dés à 8, 12 ou 20 faces, modules et scénarios complémentaires (agréés ou pirates) — connaissent une montée vertigineuse de leur chiffre d’affaires. C’est l’effet « Poupée Barbie » : « pour jouer au jeu X, il me faut le module X’ ; pour le module X’, il me faut les figurines Y ; pour peindre les figurines Y, il me faut les peintures et les pinceaux Y’ », etc. Cette réaction en chaîne a grandement facilité l’introduction des jeux de simulation dans les surfaces de ventes traditionnelles, au départ réticentes devant ce produit perçu comme trop complexe et trop original.
Paradoxalement, l’expansion extraordinaire du marché va entraîner une crise structurelle chez S.P.I., le n° 1 du jeu de simulation aux États-Unis. Un stock en constante inflation et une distribution chaotique auront raison de ce géant aux pieds d’argile, dont la croissance a été trop rapide. Au moment du boom, Dunnigan parle d’une « atmosphère de dingues à S.P.I., l’hystérie du jeu gagnant même le personnel administratif ! ». Simulations Publications Inc. ferme ses portes en 1982, T.S.R. Hobbies rachetant les droits de la plupart des jeux édités. Avalon Hill n’est pas en reste, puisqu’elle met sur pied, avec une bonne partie de l’équipe qui travaillait pour S.P.I., la société Victory Games qui lui sert à la fois de laboratoire et de poisson pilote dans un marché désormais très disputé.
Sans le dynamisme incroyable de S.P.I., il est certain que le marché américain ne se serait jamais développé à un tel rythme. La démarche plus classique d’Avalon Hill a cependant permis à cette société d’aborder plus tranquillement les différents sauts qualitatifs imposés par le marché. S’appuyant sur un nombre restreint de titres tournant autour d’une trentaine, souvent rachetés à de petites sociétés, Avalon Hill teste, polit, remodèle chacun des jeux avant de les distribuer. Contrairement à S.P.I. qui s’appuyait surtout sur un réseau de vente par correspondance, Avalon Hill s’est efforcée dès le départ de s’implanter dans les petites et moyennes surfaces des jeux et jouets, justifiant un prix de vente supérieur par une meilleure finition de ses produits. Chaque titre se vend entre 50 000 et 100 000 exemplaires, les best sellers, tel Squad Leader, atteignant les 200 000.
Ces chiffres, qui sont ceux des wargames, peuvent sembler relativement modestes par rapport à certains jeux de rôles vendus à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Mais il faut savoir que le wargamer américain possède en moyenne une cinquantaine de jeux et que la moyenne annuelle d’achat est de dix wargames par joueur.
Cela explique en partie le nombre considérable de titres qui paraissent chaque année en comparaison des jeux de société classiques qui se renouvellent beaucoup plus lentement mais s’appuient sur un marché bien plus large.
Strategy & Tactics a publié en 1980 un sondage effectué auprès de ses lecteurs auxquels était posée la question suivante : quelles raisons vous font choisir tel wargame plutôt que tel autre ? Par ordre d’importance décroissante, voici les 10 premières raisons invoquées :
- le thème de la simulation ;
- un examen rapide des éléments du jeu ;
- la réputation de l’éditeur ;
- un article dans une revue ;
- le graphisme du jeu ;
- la perception initiale du système de jeu ;
- le prix de vente ;
- la description du jeu dans une publicité ;
- le format du jeu ;
- le jeu fait partie d’une série de jeux utilisant les mêmes règles.
Comme on peut le voir, il ne s’agit pas d’un produit classique ! La possibilité de manipuler un tant soit peu le jeu avant de l’acheter semble un critère décisif d’où l’importance des boutiques spécialisées. L’image de marque de l’éditeur va dépendre surtout de l’importance accordée aux tests effectués sur les jeux, une équipe solide et compétente étant nécessaire pour tester véritablement des mécanismes fort complexes, le concepteur ne pouvant remplir cette tâche à lui tout seul. Le fait que même l’esthétique vienne avant le prix du jeu, ne fait que renforcer l’image du joueur moyen achetant très souvent de façon impulsive, à la vue d’un titre ou d’une présentation… sans trop penser au prix que cela lui coûtera.
Le marché américain aujourd’hui
Depuis la disparition de S.P.I., deux « grands » se partagent le marché, Avalon Hill et T.S.R. Hobbies, spécialisés chacun, au départ, dans une branche particulière les wargames et les jeux de pouvoir pour Avalon (Squad Leader, Diplomacy, Ambush II, les jeux de rôles pour T.S.R. (Dungeons & Dragons, Star Frontiers, Gamma World).
Mais cette situation est en train de changer. Avalon fait un malheur en ce moment avec l’adaptation en jeu de rôles de « James Bond 007 » (confiée à Victory Games), et se lance dans la publication d’une revue, « Heroes », qui sera l’équivalent de « The General » pour cette autre branche des jeux de simulation. T.S.R. n’est pas en reste et sort une collection de wargames intitulée « Games of the S.P.I. Brand » (les jeux qui portent la marque de S.P.I.), qui reprend et développe les meilleurs jeux rachetés à l’ancienne société.
Les wargames produits par Victory Games connaissent également un très gros succès, prouvant ainsi la force et l’originalité de la démarche S.P.I., puisqu’elle reste présente à travers les deux principales sociétés de jeux de simulation.
Parmi les autres sociétés, il faut citer Games Designers Workshop, qui est l’une des rares, les deux « grands » mis à part, à être bien implantée à la fois sur le marché des wargames et celui des jeux de rôles, où elle rencontre toutefois une forte concurrence dans le domaine de la science-fiction depuis la parution de « Star Trek », un jeu directement inspiré du célèbre film de la Paramount, produit par la FASA Corporation. Steve Jackson s’est taillé une place à part avec ses jeux mettant en scène des duels futuristes entre voitures et camions, à la manière du film « Mad Max ».
Parmi les jeux de rôles qui connaissent un franc succès, citons également « Champions », de Hero Games, « Runequest » et « Call of Cthulhu » de Chaosium Inc. et « Tunnels and Trolls » de Flying Buffalo Inc. et « Villains & Vigilantes » de Fantasy Games Unlimited. Parmi les sociétés qui font surtout du wargame, il y a Yaquinto Publications qui produit des jeux peu complexes et bon marché, Nova Games, dont les jeux s’appuient sur des mécanismes totalement inédits à ce jour (voir wargames aériens), West End Games, Mayfair Games Inc., People’s War Games et d’autres encore.
Le développement du marché des jeux de simulation remet désormais en cause la distribution des cartes au sein du marché global des jeux. Si les grandes compagnies de jeux et jouets riaient, il y a encore 15 ans, de ces quelques milliers de joueurs fanatiques attendant fébrilement la dernière parution de produits jugés invendables, aujourd’hui, elles rient jaune. On estime à trois millions et demi le nombre de joueurs de jeu de simulation en Amérique du nord et leur nombre ne fait que croître. Alors que les jeux vidéo familiaux sont déjà en nette régression sur le marché américain, les jeux de simulation sont en passe de contrôler entièrement des marchés aussi éloignés que celui des figurines en plomb et des jeux sur micro-ordinateurs.
Le marché français
Les origines
Les jeux de simulation ont été longtemps représentés en France par les seuls wargames avec figurines. Quelques dizaines d’amateurs passionnés faisaient de temps en temps un saut en Belgique ou en Grande-Bretagne, pour y acheter la dernière édition de « la Flèche et l’Épée », un livret de règles très complet mis au point par le Wargames Research Group d’Outre-Manche. Il y a bien eu, au début des années 50, des jeux tels que « La Conquête du Monde », qui connaît encore aujourd’hui un vif succès sous le nom de « Risk », ou « Rome et Carthage », des jeux amusants mais dont l’aspect simulation n’est certainement pas le plus prononcé. En 1962, paraît « le Grand Cirque » (Flying Circus – cf. cet article et le numéro 14 de VaeVictis), un jeu sur la Bataille d’Angleterre entre la R.A.F. et la Luftwaffe. Je n’ai malheureusement jamais pu en avoir un exemplaire entre les mains, mais il semble que les règles, assez élaborées, étaient proches de celles des jeux de simulation actuels.
Le démarrage
En 1973, un petit groupe d’amateurs de jeux réunis autour de Jean-Pierre Marinetti crée la Société Française de Jeu de Guerre et de Recherches sur l’Histoire Militaire, qui se fixe pour but de développer la pratique du wargame — essentiellement avec figurines —. Une revue, « De Bello », publiée à l’initiative du même groupe, paraîtra assez régulièrement jusqu’en 1976. En 1977, Jean-Pierre Défieux publie « Napoléon à Austerlitz », premier wargame français bénéficiant d’une certaine audience auprès du public. Quelque temps auparavant, un autre joueur passionné, Bruno Masson, éditait une brochure intitulée « Le Jeu de Guerre » comportant un jeu sur la période napoléonienne.
A cette époque, le milieu du jeu de simulation allait connaître un premier essor grâce à l’apparition de boutiques spécialisées. A Paris, l’Oeuf Cube ouvre ses portes en septembre 1977, suivi un an plus tard par Jeux Thèmes. Ces boutiques deviennent vite des pôles de ralliement pour les passionnés de wargames et de jeux de rôles qui attendent avec impatience les derniers arrivages d’Angleterre. Un public de plus en plus nombreux se déplace à chaque séance de démonstration. Peu à peu, de nouveaux magasins apparaissent à Paris et en province, notamment dans les villes universitaires. On en compte aujourd’hui plus de 150 dans toute la France.
La première société française à s’intéresser de près aux jeux de simulation sera Jeux Descartes. Fondée en 1978, elle commencera, en plus de l’importation de jeux étrangers, la publication de jeux conçus par des auteurs français. Dans une présentation très simple — les jeux sont présentés sous pochette plastique —, on retrouve « Napoléon à Austerlitz », mais aussi « 1870 », « Magenta », et « Solferino » de Jean-Pierre Défieux, ainsi qu’un livret de règles sur les combats navals de la deuxième guerre mondiale intitulé « Amirauté », conçu par Paul Bois.
1980 : le tournant
Après le vif intérêt suscité par un numéro spécial de Science et Vie sur les jeux de réflexion, le groupe Excelsior Publications se décide à lancer la revue Jeux et Stratégie, sous la direction d’Alain Ledoux (voir aussi cet article). La parution commence début 1980, les ventes dépassant les 100 000 exemplaires dés le premier numéro.
En 1979, je décidai, avec mon ami François Nédelec, de concrétiser une idée qui me trottait depuis un certain temps dans la tête un jeu de simulation sur les événements de Mai 1968. Devant les réticences rencontrées auprès des éditeurs potentiels, décision fut prise de publier le jeu à compte d’auteur. Paru en 1980, « Mai 68 La Nuit des Barricades » est un jeu qui fit couler beaucoup d’encre par l’originalité et la modernité de son thème central. La première édition fut épuisée en quelques mois. La même année, Jeux Descartes publie « Dien Bien Phu » de Jean-Luc Ancely, ainsi que Fleurus » et « Valmy » de Jean-Jacques Petit. A Nancy, Alain Thenet publie à compte d’auteur « La Bataille de Nancy » (XVe siècle), un jeu de simulation très simple qui rencontrera un écho favorable dans la région lorraine.
Deux revues spécialisées dans les jeux de simulation voient également le jour : « Casus Belli », dirigée par François Martela Froideval et illustrée par Didier Guiserix, et « Simulations » publiée dans l’est de la France par Hector-Alain Cornéjo qui édite également des wargames conçus par lui-même ou par d’autres auteurs (« Eylau (1807) » de Ken Broadhurst et « France 44 »). Citons également la parution aux éditions Miro-Meccano d’une version française de « Diplomacy », une simulation diplomatico-militaire sur les origines de la première guerre mondiale.
En décembre 1980, 148 fanatiques participent au premier championnat de France de wargames, à l’initiative de la revue « Jeux et Stratégie » et d’une nouvelle association, la Fédération Française de Jeux de Simulation Stratégiques et Tactiques
1981
1981 sera surtout marqué par la percée des jeux de rôles. Les médias s’emparent du phénomène « Donjons et Dragons », dont une traduction pirate en français circule parmi les « initiés ». La société Bénédictine lance le Bénédictine Gante Club, animé par Mathilde Maraninchi, qui propose de nombreux jeux de simulation à ses adhérents. Les Clubs de jeux PLM, soutenus par la société du même nom, incluent pour la première fois un wargame lors de la finale du Pentathlon des jeux qu’ils organisent chaque année.
Les éditions Cornéjo font paraître « Waterloo » et « Saga Galactique », première incursion française dans le domaine de la science-fiction conçue par Xavier Jacus. Jeux Actuels, une petite société de distribution animée par M. et Mme Pruvot, se spécialise dans la diffusion et la traduction des jeux de la société américaine Avalon Hill. La société France Double R importe sur le marché français les jeux de simulation anglais de Philmar Ltd et de Games Workshop.
Souvent à l’initiative des joueurs eux-mêmes, des clubs de jeux locaux se multiplient un peu partout en France, en liaison avec des Maisons de la Culture, des lycées et des grandes écoles. Les rivalités de personnes au sein du milieu professionnel des jeux de simulation empêchent cependant une coordination des différentes initiatives. Chacun tire à boulets rouges sur son concurrent immédiat alors que tout reste à faire pour répondre à la demande d’un marché en croissance exponentielle. Les joueurs en font les frais et le deuxième championnat de wargames ne réunira qu’une soixantaine de participants autour d’un jeu de qualité nettement inférieure à celui de l’année précédente.
1982
1982 voit l’organisation du premier grand tournoi de « Donjons et Dragons » par l’École Supérieure de Commerce de Reims et l’entrée des jeux de simulation au Centre Pompidou dans le cadre d’une exposition-démonstration de jeux de stratégie intitulée « Silence, on joue ! ». La société italienne International Team, réputée pour la qualité de présentation de ses jeux de simulation, crée I.T. France, dirigée par Renzo Angelosanto. Une convention française de wargames a lieu à Orgevol en automne, et fera désormais partie des manifestations annuelles proposées aux joueurs.
Deux collections voient le jour l’une éditée par Jeux Descartes et l’autre par France Double R. La première, intitulée « Dragonlords », lance trois titres : « La Bataille de la Marne » de Jean-Jacques Petit, « Ave Tenebrae », un wargame d’inspiration fantastique de François Morcela Froideval, et une nouvelle édition de « Napoléon à Austerlitz ». La deuxième, intitulée « Les Éditions du Stratège », comprend « Vive Zapata », un wargame sur la Révolution mexicaine de François Nédelec et moi-même, « Les 7 Royaumes Combattants », un jeu de simulation sur l’unification de la Chine au IIIe siècle av. J.-C., de Joël Gourdon et Jean-Pierre Pécau, et une nouvelle édition de « Mai 68 ». Xavier Jacus publie « Gergovie » aux éditions Cornéjo, un wargame sur la bataille du même nom entre Vercingétorix et Jules César.
Deux nouvelles revues sur les jeux apparaissent dans les kiosques : « Tilt » et « Jeux magazine », sans compter les nombreux suppléments « Jeux » publiés par des hebdomadaires ou des quotidiens. La société ludique fait son chemin mais le milieu professionnel continue de préférer les luttes intestines à une politique concertée. Le troisième championnat de wargames est annulé à la dernière minute et n’a pas refait surface depuis.
Les joueurs ne se laissent pas abattre pour autant et de nombreuses compétitions locales sont organisées. Les amateurs de jeux avec figurines continuent paisible. ment leur championnat annuel, loin des psychodrames parisiens. Quoique la revue « Simulations » cesse de paraître, la presse ludique se porte bien. « Jeux et Stratégie », malgré la concurrence accrue, vend à 125 000 exemplaires tous les deux mois proposant à chaque numéro un jeu en encart inédit qui permet aux lecteurs de se familiariser avec de nouvelles formes de jeux.
La revue « Casus Belli », dirigée désormais par Didier Guisérix, atteint les 10 000 exemplaires vendus sous une présentation nouvelle. Plusieurs revues de joueurs, appelées « fanzines », prospèrent. On a ainsi « Vortigern », spécialisée dans l’organisation de « Diplomacy » par correspondance, et « Runes », centrée sur les jeux de rôles et le fantastique.
1983
En 1983, le jeu de rôle passe à la vitesse supérieure avec l’édition française de « Dungeons and Dragons », distribuée par France Double R, la parution de « L’Ultime Épreuve » de Fabrice Cayla chez Jeux Actuels et celle de « Légendes », un jeu de rôle conçu à cinq (MM. Daudier, Montel, Mercier, Rohmer, et Deladerrière) et sorti par Jeux Descartes. La Nouvelle Édition Fantastique (N.E.F.) commence la publication d’une série de scénarios pour jeux de rôles médiévaux-fantastiques.
Dans le cadre de la Foire de Marseille, se tient le Premier Salon International des Jeux de l’Esprit Stratégiques et Électroniques. Quoique un peu perdus dans cette grande foire, les jeux de simulation n’en obtiennent pas moins le succès escompté grâce aux démonstrations des différents clubs de jeux. Ceux-ci d’ailleurs s’organisent, de plus en plus par région : d’où la création de « Ligues » regroupant plusieurs clubs locaux (Ligue lorraine des jeux de simulation, Ligue Provence / Côte d’Azur, Ligue Paris / Île de France, etc.). Les manifestations régionales sont parfois couplées avec des festivals de science-fiction, comme à Metz ou à Lyon, ou avec des initiatives prises par des Clubs de Loisirs, des organismes culturels, etc.
Du côté des wargames, Jean-Jacques Petit publie « Friedland » et « 2e D.B. : les combats de Normandie » chez Jeux Descartes, ce qui fait de lui l’auteur français le plus prolifique en matière de simulation historique, et les éditions Cornejo publient « Lorraine 44 ». La société France Double R, qui s’est lancée un peu vite dans la production d’échiquiers électroniques, se voit obligée de cesser ses activités, entraînant la mise en hibernation des éditions du Stratège dont trois nouveaux titres étaient prêts à paraître…
1984
En 1984, International Team publie « Fief », un jeu ayant pour thème la lutte entre seigneurs rivaux au Moyen Age, conçu par Philippe Mouchebceuf et Jean-Pierre David et qui avait reçu le fameux Pion d’Or de la revue « Jeux et Stratégie » en 1981. Chaque année, depuis sa création, cette revue attribue un prix au meilleur projet de jeu de réflexion, dans le cadre d’une manifestation annuelle organisée par la municipalité de Boulogne-Billancourt sur le thème des jeux de société. Le deuxième Salon International des Jeux de l’Esprit se tient à Marseille et l’on remarque une importante participation des jeux de simulation au Salon du Maquettisme, à Paris.
Jeux Descartes et Jeux Actuels publient des scénarios pour leur jeu de rôle respectif, Légendes et l’Ultime Épreuve. Les éditions Cornejo font reparaître la revue « Simulations » et publient « Napoléon et l’Archiduc Charles », un wargame sur la campagne de 1809 contre l’Autriche. La Nouvelle Édition Fantastique annonce la sortie de trois nouveaux scénarios médiévaux. Une Nuit du Jeu se tient en mai à Lyon, de 15 h à 12 h non stop… Une manifestation originale qui a été reçue avec enthousiasme par les joueurs !
« Jeux et Stratégie » publie un numéro spécial entièrement consacré à un jeu de rôle intitulé « Méga ». C’est la première fois que ce type de jeu est édité à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires en France.
Côté wargames, Jeux Descartes publie « Mare Nostrum », un livret de règles sur les combats navals de Paul Bois, qui vient compléter celui déjà paru, et « 2. D.B. / la Libération de Paris », deuxième volet du jeu de Jean-Jacques Petit. Une nouvelle société, Hexalor, se crée en Lorraine autour de Xavier Jacus et fait paraître « Objectif Tobrouk », un jeu sur les combats en Lybie de mai à juin 1942, conçu par Hubert Bretagne. La même équipe publie un mensuel, le Journal du Stratège, dirigé par Catherine Hacquard et particulièrement centré sur les wargames et la science-fiction. Une convention de jeux de diplomatie et de jeux de rôles à lieu à Paris, organisée par la revue « Vortigern » et par le club parisien AJT.
La deuxième génération des jeux de simulation sur micro-ordinateur (voir aussi cet article) commence à faire parler d’elle…
Le marché des jeux de simulation dépasse désormais largement les 100 000 ventes annuelles et les joueurs se comptent par dizaines de milliers. Certains éditeurs de livres semblent s’intéresser de très prés aux jeux de rôles. Quant aux fabricants de jeux et jouets, ils gardent un œil ouvert sur un marché dont ils sont, pour le moment, absents.
Les autres marchés
Nombreux sont désormais les pays qui s’intéressent aux jeux de simulation. Il y a d’abord le Canada qui, avec Simulations Canada, possède aujourd’hui l’une des gammes de wargames les plus dynamiques. En Europe, c’est bien évidemment la Grande-Bretagne qui a été la première à profiter de la vague américaine. Les éditeurs anglais ne sont pas très nombreux mais ils sont combatifs. Les figurines de plomb de Citadel et les jeux de Games Workshop (Judge Dredd, Apocalypse, Battlecars) sont désormais bien Implantés aux U.S.A. White Dwarf, la revue anglaise de jeux de rôles, dirigée par lan Livingstone, a acquis une réputation internationale. Les clubs de jeux ne manquent pas d’honorer la tradition de dynamisme et de sérieux britanniques dans tout ce qui touche eu domaine ludique. Les grandes marques américaines ne s’y sont d’ailleurs pas trompées : la plupart des jeux exportés vers l’Europe transitent par la Grande-Bretagne.
En Italie, International Team s’est fait connaître sur son marché intérieur, puis sur le marché européen, par une très grande qualité dans l’impression et le graphisme. Ses jeux sont distribués dans prés d’une vingtaine de pays et la marque a désormais une succursale aux U.S.A. et une autre en France. Le marché italien a été marqué, des le départ, par un grand dynamisme. De grands fabricants de jeux et de jouets, tel Mondadori Giochi, n’ont pas hésité à intégrer des jeux de simulation dans leurs gammes de produits.
La Belgique, pendant longtemps le point de référence des joueurs français, a eu très tôt ses clubs, ses fanzines et ses boutiques spécialisées. Malgré certaines productions de qualité comme Le Secret de Napoléon à Waterloo, édité par la Stratac, le marché belge n’a cependant pas réussi à pro-mouvoir une production régulière de jeux, préférant se dédier à l’importation et à la traduction, en français et en flamand, de jeux étrangers.
Dans le reste de l’Europe, il n’y a pas un pays où ne soient vendus des jeux de simulation. Les marchés principaux sont l’Allemagne, l’Espagne et les pays nordiques — il existe un fabriquant suédois de wargames. Puis viennent des pays comme la Hollande, la Grèce, l’Autriche, etc. Des jeux américains franchissent même le rideau de fer puisque l’on joue aussi en Bulgarie, en Tchécoslovaquie et en Pologne.
En dehors des marchés européen et nord-américain, il y a surtout le Japon, très gros importateur de jeux de simulation en provenance des États-Unis. On a ensuite l’Australie, où existent plusieurs fabricants, et, dans une moindre mesure, différents pays du Commonwealth, tel la Nouvelle-Zélande. Enfin, en Amérique Latine, on trouve des clubs de jeux de simulation au Mexique, au Chili, en Argentine et au Brésil, où a même été lancée, sous l’impulsion de Morio Seabra, une collection de wargames sur la seconde guerre mondiale, dont la bataille de Monte Castello, à laquelle les troupes brésiliennes prirent une part importante.
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Superbe article! J’ai appris plein de choses.
Coquille : Arneson au lieu de Anderson
+ l’utilisation de Chainmail pour la campagne de Blackmoor de Dave Arneson est (je crois) débattue. Il est possible que ce soit plutôt une utilisation de règles très « free form » souvent improvisées in situ.
Elle vient du texte d’origine. Merci, c’est corrigé.
J’avais lu, il y a longtemps, divers débats sur Blackmoor, D&D, etc. Il y a du flou en effet. Ils ont dû faire plein d’essais et d’improvisations à l’époque, j’imagine.