Sur les rayons depuis le début de 2014, Piercing Fortress Europa n’a pas attiré les feux des projecteurs. Pourtant, le jeu est globalement réussi. Il se concentre sur les difficultés de ravitaillement des deux protagonistes de la campagne d’Italie et excelle à cette tâche. Ce ne sont pas non plus ses quelques imperfections qui pourraient lui faire de l’ombre, sachant que Frank Hunter, l’unique développeur du jeu, y travaille sans relâche. Non, l’explication se trouve dans son gameplay, pratiquement dénué d’agressivité : les Alliés avancent le pied sur le frein et l’Axe n’a tout simplement pas droit à l’attaque. De quoi refroidir les ardeurs.
Le théâtre d’opérations
Nous sommes en été 1943. Les Alliés amorcent timidement la reconquête de l’Europe en passant par la Sicile et la péninsule italienne, où ils débarquent d’abord à Reggio de Calabre, à l’extrême sud-ouest, puis dans le secteur de Salerne, où la résistance allemande sera plus forte. Ils mettront un an et demi à atteindre Bologne, signe que l’attention du haut commandement était tournée vers l’opération Overlord et ses suites.
Piercing Fortress Europa propose aux joueurs de remonter toute la botte italienne au travers d’un long scénario de 131 tours appelé « Italian campaign », qui s’étend de septembre 1943 à mai 1945 à raison de 4 jours par tour en été et de 6 en hiver. Ce scénario principal est tronçonné en morceaux plus courts correspondant à des temps forts de la campagne d’Italie :
- « Southern Italy campaign » (sept.-déc. 1943) : Les Alliés partent de Messine, en Sicile, et doivent trouver le moyen de capturer Naples. Ils obtiennent une victoire décisive s’ils poussent jusqu’à Cassino.
- « Breaking the Gustav Line » (janv.-juill. 1944) : La principale tâche des Allemands, accrochés à leur ligne fortifiée, est d’empêcher l’adversaire d’entrer dans Rome.
- « Advance to the Alps » (août 1944-avril 1945) : Il ne reste plus aux Alliés qu’à percer la ligne gothique pour emporter l’Italie. Pour une rare fois, les Allemands se trouvent près de leurs sources d’approvisionnement, soit Florence ou, à défaut, Bologne et ultimement Vérone.
Une déclinaison hypothétique (« Main Front: Italy », sept. 1943-sept. 1944) imagine que le débarquement de Normandie n’a pas lieu. Les deux camps maintiennent et même renforcent leurs contingents en Italie, au lieu de les dégarnir comme dans les scénarios historiques. Le défi des Alliés s’y avère plus ardu, car ils doivent franchir le Pô au plus tard en octobre 1944.
Enfin, pour se faire les dents, un court scénario consiste à rejouer la conquête de la Sicile en 16 tours (juill.-août 1943). L’ambiance y est davantage carnassière, puisque cette fois les Allemands n’ont pas d’issue : ils doivent défendre bec et ongles la ville de Messine, à la pointe nord-est de l’île.
Des divisions d’infanterie et des brigades de chars, accompagnées de quelques commandos, se partagent une carte de l’Italie découpée en hexagones correspondant à environ 12 km de terrain réel.
Dimension maritime
Les Alliés ont de beaux dilemmes opérationnels à trancher : préférer la progression sur terre ou sur mer ; concentrer l’invasion sur une ou plusieurs plages ; combiner les actions amphibies et aéroportées.
Les contraintes de ravitaillement militent en faveur d’un premier débarquement le plus au nord possible, à la hauteur de Naples, qui constitue la limite de couverture de l’aviation alliée basée en Sicile. En effet, une fois sécurisées, les plages choisies continueront de servir de points d’entrée aux renforts nécessaires à la capture de Naples, et ce, pour une dépense réduite en carburant par rapport à la voie terrestre. Il sera d’ailleurs toujours avantageux pour l’Allié de projeter ses troupes vers les ports situés au plus près de la ligne de front.
Que vous remontiez la péninsule par terre ou par mer, il vous faut capturer des ports de bonne capacité pour alimenter vos axes de progression. La gestion de la main-d’œuvre portuaire (port workers) est cruciale à cet égard :
- Chaque port a ses exigences en main-d’œuvre qu’il faut respecter, sinon il perd de sa capacité.
- Un port doit posséder au moins 2 unités de main-d’œuvre pour autoriser le transport maritime.
- Il est préférable d’envoyer toute la main-d’œuvre disponible sur une plage ou dans un port fraîchement conquis afin d’accélérer sa mise en service.
Les parachutages peuvent appuyer l’offensive alliée, mais il sont en nombre limité et ne joueront pas de rôle décisif, en dehors de la protection des zones de débarquement. Les forces de l’Axe n’ont droit à aucun de ces services VIP. Tous leurs déplacements se font sur roues ou sur chenilles. Le seul luxe qui leur soit accordé, de façon exclusive, est la construction de fortifications.
Les nutriments de la guerre
Tous les scénarios sont jouables à partir de l’un ou l’autre camp. Chaque troupe entre en scène avec des chargeurs vides, mais une réserve de départ en ressources de combat (combat supply point). Le joueur a ainsi le loisir, en début de scénario, d’armer des portions de son armée comme il l’entend.
Il faut tout de même 4 ressources de combat, à raison de 1 ressource par tour, pour reconstituer le plein potentiel d’une unité totalement dépourvue ; le triangle dans l’angle inférieur droit du pion passe alors du noir au vert. Sachant que les unités perdent 1 ressource à chaque combat offensif ou défensif (pendant le tour de l’adversaire), on ne s’étonnera pas de voir fondre la réserve en quelques jours. Durant le reste du scénario, les adversaires doivent se débrouiller avec un apport quotidien en ressources qui demeure nettement insuffisant pour approvisionner toutes leurs unités. Des choix cruels sont à prévoir des deux côtés.
Pour corser le tout, les ressources de combat sont en concurrence avec le carburant (fuel). Un curseur, dans la fenêtre de gestion du ravitaillement, permet de mettre l’accent sur l’un ou l’autre en fonction des besoins du moment. Le carburant sera particulièrement important pour les unités qui doivent traverser toute la péninsule en direction du front. D’où l’intérêt, pour l’Axe, de placer ses lignes de défense à une distance raisonnable de son point d’entrée, au nord, quitte à céder énormément de terrain aux Alliés.
Le remplacement des pertes dues au combat suit sa propre filière. L’ordinateur s’occupe de rendre disponibles un certain nombre de recrues en tenant compte des nationalités et de certaines familles d’unités, selon un schéma plutôt obscur censé coller à l’histoire.
Entre chats et souris
Dans la plupart des situations rencontrées dans Piercing Fortress Europa, l’Allié tentera de percer une première ligne de défense ennemie, puis éventuellement une seconde dans les plus longs scénarios. Il y parviendra sans trop de difficultés. Après le choc des armes nécessaire à la rupture du front, l’affrontement se transforme pour l’Axe en une retraite délicate à négocier tant la pression adverse est insistante.
Je ne suis pas parvenu à grand-chose aux commandes de l’Axe, même dans le scénario d’apprentissage en Sicile. Par manque de talent, certes, mais aussi parce que je n’apprécie guère en prendre plein la tronche pendant des tours et des tours sans pouvoir riposter, par crainte de gaspiller mes forces. Il y a peut-être une possibilité pour l’Allemagne d’envelopper une partie des troupes alliées au sud de l’Italie (et d’éventuellement perdre les hommes engagés dans cette action risquée) pendant qu’elle constitue une super-ligne fortifiée à hauteur de Florence. Cela lui éviterait notamment les longs et coûteux déplacements de renforts du nord vers le sud. La campagne se déroulerait alors en trois temps : une première partie assez excitante de court-après-moi-que-je-t’attrape, puis une longue attente jusqu’à ce que les Alliés rejoignent la ligne gothique bâtie autour de Florence et, enfin, l’encaissement du choc allié se résumant à une gestion du recul. Ce serait à tenter.
Les mécanismes de déplacement et de combat sont bien adaptés au mode en tour par tour mis en place par le développeur. La résolution simultanée donne lieu à un bon degré d’interactions entre les camps. Les unités de meilleure qualité ou en meilleur état bougent les premières — et donc attaquent ou se défilent en premier — le long de trajets modifiés de façon dynamique à l’apparition d’un ennemi. Le résultat est parfois aléatoire, ce qui incite plusieurs joueurs à réclamer une meilleure définition des trajets à l’aide de points de passage. À noter que les combats sont volontaires, en ce sens qu’il faut déplacer ses troupes dans un hexagone ennemi pour l’assaillir ; les rencontres fortuites ne font qu’interrompre ou dévier les déplacements, ce qui exclut toute notion d’embuscade.
Les zones de contrôle (ZOC) autour des unités exercent un assez fort magnétisme qui empêche vos unités de s’éloigner rapidement du front. Pour éviter l’encerclement d’un traînard, il faudra vous retirer en bon ordre sur une ligne à peu près continue. Le développeur annonce toutefois, dans une prochaine mise à jour, l’annulation de la ZOC des unités extrêmement affaiblies (force réduite à 1).
Il est pratique de pouvoir annuler ses actions tant qu’on n’a pas mis fin au tour. On peut donc se permettre d’avancer jusqu’à l’ennemi pour vérifier le rapport de force (au bas du panneau d’information sur l’unité sélectionnée), avant de revenir sur ses positions de départ, au besoin. Veillez à bien interpréter ce rapport : les « enemy hits » sont ceux que votre ennemi peut causer, et non l’inverse.
Quelques conseils en vrac
Le commandement des Alliés reste somme toute classique, alors que celui des Allemands exige du doigté. Les conseils qui suivent, glanés sur le forum de Matrix, devraient vous orienter :
- Si vous jouez l’Axe, ne faites appel à l’appui aérien (ground support) qu’en dernière nécessité ; autrement, laissez les appareils au sol, car la supériorité alliée est écrasante.
- Empêchez les Alliés de conquérir les villes portuaires d’importance afin de les priver de ressources. À l’inverse, en tant qu’Allié, visez en priorité ces villes pour remplacer au plus vite les plages de débarquement et les ports modestes, dotés d’un faible rayon d’influence.
- Évitez d’attribuer des ressources aux unités qui seront bientôt transférées en Normandie, selon un échéancier géré par l’ordinateur.
- Conduisez vos opérations en tenant compte de la valeur de ravitaillement du terrain, affichée de façon limpide grâce à un bouton de l’interface. Le renflouement d’une unité éloignée d’une source de ravitaillement coûte cher en carburant et sera carrément compromis si la distance est trop grande.
- En défense, tirez profit des nombreux cours d’eau ainsi que de la nature du terrain : le terrain dégagé convient aux unités mécanisées, tandis que le terrain montagneux est davantage propice à l’infanterie.
- Empilez les unités de pointe avec des unités de moindre valeur afin que ces dernières encaissent une partie des pertes. Les faibles unités allemandes peuvent servir à construire les fortifications à l’arrière ou simplement à ralentir l’ennemi.
- Méfiez-vous de l’hiver comme de la peste. Ramenez votre monde près des sources de ravitaillement pour y passer tranquillement la mauvaise saison. Attirer les Alliés loin de leurs ports à la fin de décembre peut porter ses fruits contre l’IA ou un joueur peu prudent.
Compagnons de jeu
L’IA se tire plutôt bien d’affaires. Chose rare, elle semble aussi bonne, sinon meilleure, en attaque qu’en défense. J’ai été surpris, lors de mes premières parties, de trouver des villes-objectifs allemandes sans garnison. Mais je me suis rendu compte par la suite qu’il était difficile pour l’Axe de faire mieux, puisque ses troupes viennent rapidement à manquer.
Comme le nombre total d’unités reste raisonnable et que le moteur de jeu est efficace, il est possible de jouer toute la campagne solo en deux soirées. Il est cependant dommage que le jeu ne soit pas compatible avec les services multijoueur de Slitherine-Matrix. Pour affronter un humain, il faut se tourner vers l’échange de courriels ou jouer chez soi à tour de rôle.
Asymétrie des rôles
Piercing Fortress Europa est un jeu bien fichu, avec sa personnalité propre. Son cœur de métier est la gestion opérationnelle bien davantage que les tactiques de combat. L’artillerie est intégrée aux unités, l’aviation est abstraite et la détermination des attitudes de combat, comme dans Flashpoint Campaigns : Red Storm, (voir notre test) n’est pas au menu.
En revanche, le jeu permet les attaques convergentes (ce qui n’est pas le cas de Desert Fox, voir cet article, un autre jeu opérationnel à la personnalité singulière) et prend en compte un tas de paramètres pertinents, tels que la désorganisation de l’unité (disruption) causée par les combats ou le manque de munitions ainsi que le gain d’efficacité entre des unités de même nationalité.
Son principal défaut, assez important pour plomber l’expérience de jeu, tient à la quasi-paralysie qui afflige le camp de l’Axe. Le joueur allemand ne dispose pas de moyens suffisants pour manifester sa combativité aux moments opportuns, comme l’ont pourtant fait les protagonistes historiques à Anzio ou sur la ligne Gustav, par exemple.
Le développeur se prépare à réduire le coût de ravitaillement des unités usées en proportion de leur état, alors qu’en ce moment tout ravitaillement est effectué au plein prix. Ce sera déjà une amélioration. Le fait de permettre plusieurs niveaux de fortifications et d’autres mesures encore pourraient, à terme, redonner des capacités offensives aux Allemands et rendre ce camp davantage attractif pour les joueurs. Peut-être que les travaux engagés par Frank Hunter pour modéliser la bataille de Normandie, thème de son prochain jeu, lui donneront quelques idées supplémentaires.
- Mise en scène crédible de la campagne d’Italie.
- Accent mis sur les difficultés de ravitaillement.
- Bonne tenue de l’IA.
- Processus simplifiés facilitant la prise en main.
- L’Axe est condamné à une retraite continue.
- Trajets parfois aléatoires des unités.
- Absence de multijoueur en ligne.
Date de sortie : février 2014
Éditeur / Studio : Matrix Games / Slitherine – Adanac Command Studies
Site officiel : Fiche chez Matrix
Prix : 32,99 € (téléchargement) ; 41,99 € (boîte + téléchargement).