L’ascension d’un homme d’ordre
Après un fascicule remarqué sur le baron Haussmann, Pierre Brana et Joelle Dussau « récidivent » pour le compte des éditions Memoring et leur remarquable collection Figures de Nouvelle Aquitaine. Le personnage dont il est question aujourd’hui est peut-être moins connu que le préfet de la Seine, il n’en a pas moins son importance pour comprendre le XIXe siècle. Né en 1806 à Périgueux, dans une famille modeste, mais en ascension sociale, Pierre Magne est l’exemple typique d’un enfant du pays ayant réussi et dont une partie de la carrière se déroula dans la capitale, sans qu’il ne renie sa ville et sa région natales.
Les auteurs restituent bien ses premières années, celles de l’apprentissage et des premières armes dans l’administration et la politique. Juriste de formation, le jeune Pierre fait de belles études à Toulouse et Paris et rentre rapidement dans l’administration préfectorale de la monarchie de Juillet, puis se fait élire député de la Dordogne. Homme d’ordre, légaliste, il se satisfait pleinement de ce régime qui est un bon compromis entre république, royauté et empire aux yeux de bon nombre de bourgeois. Les pages concernant cette période montrent d’ailleurs bien qu’il ne semble ainsi pas anticiper ni même vraiment comprendre les mouvements de mécontentement des années 1830-1840. Les auteurs ont toutefois la bienvenue prudence historienne d’expliquer que beaucoup d’aspects de sa vie privée et de ses idées ne sont pas connus.
Ce qui l’est plus est sa carrière publique. Magne, comme Hugo et tant d’autres, font partie de ces gens nés au milieu du Premier Empire et morts sous la troisième République. Si certains sont très attachés aux Orléans, Bonaparte ou aux Bourbons et ne servirent qu’eux… Une petite partie d’entre eux, à l’instar d’Adolphe Thiers, ont précisément réussi à aller d’un régime à l’autre, malgré leurs différences et se maintenir. Magne est de ceux-là. Il poursuit ainsi sa carrière après la chute de Louis-Philippe. Après quelques mois d’inactivité, il décide en effet de lier son sort à celui du nouveau président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, élu en décembre 1848.
Au service des Bonaparte
Ce choix, même s’il ne le sait pas encore, est définitif. Jusqu’à la fin de sa vie il va demeurer fidèle au futur Napoléon III. Magne fait partie de ces ralliés de la première heure, encore peu nombreux, mais qui voient en lui quelqu’un capable de maintenir la stabilité politique en France, notamment après les journées révolutionnaires de février et juin 1848. Le président a d’ailleurs besoin d’une petite équipe prête à le seconder, ses relations avec l’Assemblée étant orageuses.
Magne devient ainsi sous-secrétaire d’État aux finances, puis ministre des Travaux publics, questions qui l’intéressent, sur lesquelles il lit et se forme sur le tas, et dont il passe rapidement pour spécialiste. Pierre Brana et Joelle Dussau ont à ce sujet fort raison de rappeler que les ministres « techniciens » comme lui sont alors rares, et cette compétence est recherchée. Cette situation et sa compétence, empirique mais réelle font qu’il demeure à des postes de cette nature, malgré une courte éclipse, après le coup d’État et le passage à l’Empire. Il est ainsi ministre des Finances jusqu’en 1860. Ces pages sont très intéressantes et renseignent utilement sur le fonctionnement de l’État à cette époque. Doué, écouté, Magne est de ceux qui lancent le Second Empire, notamment car il est rigoureux et strict sur l’emploi des deniers publics. Toutefois, il doit se heurter à un Empereur et certains ministres ou grands commis très dépensiers, comme Haussmann. La tension est palpable jusqu’au sommet du pouvoir. Gardant la confiance du souverain, il n’en n’est pas non plus un intime et ses relations d’abord amicales puis tendues avec d’autres personnages comme Achille Fould l’écartent un temps des affaires.
Dans toute cette histoire, il ne perd pas de vue sa Dordogne. Les auteurs, avec de nombreux documents à l’appui, évoquent ainsi avec intérêt les achats et travaux qu’il entreprend, sa vie privée et son attachement à sa terre d’origine, où il se rend dès que ses activités politiques le lui permettent. Or, celles-ci perdurent jusqu’à la fin du régime. Même si l’évolution libérale ne lui plaît pas, il occupe encore des postes ministériels et donne de sa personne pour le chef de l’État et le pays.
Les dernières années
Ses dernières années ne sont pas des moins intéressantes. Le fascicule revient de manière détaillée sur la fin de son parcours politique, qui est aussi celle de son existence. Magne fait partie de ces rares personnes en vue sous Napoléon III à conserver un poste après la guerre de 1870. Il rassure par sa compétence et son sérieux, il a un vrai ancrage local, il ne s’est pas compromis dans certains maniements d’argent comme Haussmann. De plus, c’est un homme d’ordre et le début de la IIIe République est très conservateur, c’est le temps de « l’ordre moral ».
Cette dernière partie, à travers son parcours et sa vie, est vraiment utile pour comprendre les changements de régime, d’institutions, et pour se replacer au niveau de ceux qui l’ont vécu, après tant d’autres bouleversements. Pierre Magne les a tous connus et ce de l’intérieur. Toutefois, l’âge et la maladie l’éloignent peu à peu du pouvoir, ainsi que les changements politiques. Terminant sénateur, restant bonapartiste, il apprécie peu l’évolution républicaine d’un régime encore très monarchique et patientant en espérant le retour d’un roi ou, pour certains, d’un Bonaparte. Il croit ainsi dans les chances du jeune fils de Napoléon III, réfugié au Royaume-Uni. Toutefois, la mort le surprend en 1879, peu avant celle du prince impérial et il ne peut assister aux années ultérieures, qui voient le régime devenir vraiment républicain et se lancer dans une grande entreprise de laïcisation et de républicanisation.
A final, on ressort plus instruit de cette lecture. Utilisant des archives, notamment départementales, comme de solides livres, ce fascicule se lit très bien et permet de revenir sur la carrière d’un important homme politique, souvent un peu oublié, alors qu’il est très représentatif d’une partie des élites du XIXe siècle, qui ont vogué d’un régime à l’autre et ont connu des changements politiques et sociétaux majeurs, sans toujours en être conscientes elles-mêmes d’ailleurs.