Plus d’un an et demi après la sortie de Second Front, un wargame tactique au tour par tour inspiré d’Advanced Squad Leader, alors que le DLC Bully Beef and Biscuits est venu enrichir le jeu par l’ajout des forces du Commonwealth, et que la feuille de route a été annoncée, arrêtons-nous quelques instant avec son auteur, Jo Bader, pour jeter un œil dans le rétroviseur avant de tourner notre regard vers la route du futur.
– Tony A. : Bonjour Jo, merci d’avoir accepté cette interview. Peux-tu te présenter et nous parler de la genèse de Second Front ?
– Jo B. : J’ai appris à programmer il y a 35 ans en voulant convertir un wargame sur table sur ordinateur. A l’époque, sans internet, on pouvait acheter des livres d’algorithmes mais je n’ai pas pu en trouver sur le déplacement d’un pion sur une grille hexagonale. Je n’ai pas abandonné pour autant et j’ai travaillé plusieurs années pour trouver une solution. Il est apparu que trouver un chemin d’un hexagone A à un hexagone B n’était pas suffisant. Il fallait aussi identifier tous les chemins possibles avant de choisir lequel emprunter. J’ai conservé cet algorithme mais j’ai arrêté de travailler sur des jeux et gagné ma vie en tant que programmeur en entreprise.
Quelques décennies plus tard j’ai recommencé à programmer des jeux. Avec le moteur Unity je pouvais expérimenter de petits projets. Par exemple j’ai développé une version jouable de Normandy 44 de GMT. Le développement de jeux vidéos est très difficile à bien des égards, pas seulement d’un point de vue graphique ou programmation.
Après ça j’ai tenté de créer une version de War and Peace de Avalon Hill mais j’ai remarqué qu’il y avait peu de gens intéressés par l’ère Napoléonienne. C’est à ce moment là qu’a germé l’idée de Second Front et que j’ai décidé de passer à la 3D. Je voulais faire un éditeur de carte et de scénario, mais avec l’inconvénient de ne pas pouvoir obtenir de « baked render » (simulation image par image afin de s’affranchir des calculs), si bien que les graphismes étaient un peu bizarres comparés à ceux d’autres jeux.
J’ai alors décidé de partir sur une basse définition pour éviter des problèmes de performance. Car un faible framerate sur un vieux PC pouvait le rendre jeu injouable. Je voulais aussi beaucoup de créations graphiques différentes, des buildings, des tanks, etc. et je voulais les avoir vite. Le développement de Second Front a demandé cinq années de travail à plein temps de deux personnes.
– Tony A. : Le DLC Bully Beef and Biscuits a nécessité presque un an de travail, tant pour toi que pour le graphiste, les créateurs de scénarios, ainsi que les bêta-testeurs. Et tout le monde a été surpris qu’il ait été donné gratuitement. Pourquoi ?
– Joe B. : J’ai décidé d’offrir ce DLC car à mes yeux, la satisfaction des joueurs est plus importante que l’argent.
– Tony A. : Il y a des demandes voire des exigences récurrentes pour le multi-joueurs qui a maintenant été inscrit sur la roadmap à horizon de 1-2 années. On imagine que le multi-joueurs viendra en dernier dans les améliorations afin de d’abord stabiliser le jeu et donc d’éviter de coudre puis de découdre dans le process de programmation ?
– Jo B. : Oui, c’est mieux que ça vienne en dernier. Je ne sais pas non plus quel sera le degré d’usage du multi-joueurs. Comme beaucoup d’autres développeurs, je crains de voir des serveurs vides. Je pense que 95% des joueurs préféreront jouer seul contre l’ordinateur. Malgré tout, je tâcherai de fournir cette fonctionnalité multi-joueurs. Il est très probable que seuls des scénarios spécifiques seront jouables en multi et que certaines mécaniques seront différentes dans ce mode de jeu. Je fais ainsi différents essais sur le tir défensif non automatique, ce genre de choses.
– Tony A. : Parlons un peu de l’intelligence artificielle (IA). Ce n’est pas propre à Second Front mais certains disent qu’il arrive que des développeurs compensent la faiblesse de l’IA avec des dés pipés. Quel est ton avis ?
– Jo B. : Je n’utiliserai jamais un tel procédé. J’aime trop programmer une IA. On peur parler aussi des scénarios asymétriques où l’IA dispose de forces supérieures en nombre et en qualité : est-ce tricher ? Je suis convaincu qu’il est possible de créer une IA performante même si c’est un vrai challenge. Cela demande juste du temps et un jeu doté de fondations qui s’y prêtent. Au final, personne, et moi le premier, ne veut d’une IA imbattable comme dans certains jeux, ni d’une IA qui triche.
– Tony A. : Tu as mis très longtemps à développer l’IA de Second Front. Peux-tu nous raconter les challenges auxquels tu as dû faire face et nous dire comment l’IA fonctionne schématiquement ?
– Jo B. : Faire une IA attaquante capable de battre un humain est un vrai défi. A grosses mailles, le fonctionnement de l’IA est le suivant. D’abord elle découpe la partie en plusieurs batailles, qui peuvent être vues comme des mini-parties locales, chacune avec ses unités de part et d’autre. Pour chaque bataille, l’IA suit une doctrine : attaquer ou défendre un objectif stratégique. On peut très bien avoir une IA en défense ici et au contraire attaquante à l’autre bout de la carte.
Au sein de chaque bataille il y a des groupes composés d’une ou de plusieurs unités. Typiquement quelques fantassins avec un leader. Les groupes sont utilisés pour permettre aux unités d’agir ensemble dans un même but : battre en retraite, défendre la position, attaquer, etc. Autrement dit une tactique.
Les groupes décident d’un comportement en fonction de cette tactique. C’est simple mais cela suppose de répondre à une longue série de questions, suivie d’une décision. Est-ce que c’est possible ? Oui alors fais-le. Sinon peux-tu faire ci ou ça ? Et ainsi de suite. Par exemple, pour un leader la question qui se pose souvent est : peux-tu atteindre une unité démoralisée ? Pour un tank c’est : peux-tu atteindre un hexagone à partir duquel tu peux voir si l’ennemi peut y pénétrer ?
Au final, tous les hexagones éligibles au mouvement sont notés et l’un deux est sélectionné aléatoirement parmi ceux les mieux notés. On utilise une logique similaire pour le choix des cibles. La notation ne doit pas être trop spécifique. Une notation simple fonctionne mieux et permet d’avoir une IA moins prévisible, afin de surprendre le joueur.
Pour la plupart des comportements de l’IA, il est indispensable de mettre en place différents types de capteurs et déclencheurs. Il se passe donc beaucoup de choses sur la carte. Elle est découpée en secteurs comprenant des lots d’hexagones. Ces secteurs peuvent être situés dans l’arrière-pays (derrière le front) ou en territoire ennemi. Les tanks sont très rapides et il faut éviter de les déplacer sans précaution dans des zones risquées. Second Front a désormais 165 000 lignes de code, un nombre en constante augmentation. Avec le temps, je maîtriserai mieux l’IA et je l’améliorerai. En fait, je travaille en permanence à améliorer la sagesse de l’IA, ainsi que ses capacités et performances.
– Tony A. : Il semble que dans Second Front, l’IA est meilleure en défense qu’en attaque. Par exemple dans le scénario “Last Stand at the Grain Elevator” du jeu de base, l’IA en défense donne beaucoup de fil à retordre. D’un autre côté, dans « Nest in the Rocks » du DLC Bully Beef and Biscuits, de difficulté similaire en notation, gagner en étant défenseur humain (l’ordinateur jouant le rôle de l’attaquant) est relativement plus facile. Quoi qu’il en soit, ce sont deux bons scénarios.
– Jo B. : “Last Stand at the Grain Elevator” possède une IA statique tandis que celle de “Nest in the Rocks” est dynamique, c’est-à-dire attaquante. Évidemment une IA attaquante est plus difficile à coder qu’une IA défendante. Les scénarios où un humain joue en défense sont plus difficiles à concevoir et demandent à être testés davantage. La personne qui joue doit avoir à disposition des unités mobiles sinon elle s’ennuierait vite. Dans le scénario “Last Stand at the Grain Elevator”, je pense qu’un auteur de scénario voudrait plutôt une AI mobile, réactive. Du moins, c’est ce que je voudrais si j’avais à jouer ce scénario.
– Tony A. : Vois-tu des points d’amélioration pour l’IA ?
– Jo B. : Oui beaucoup, et je l’améliore souvent, par petites touches. J’ai dans l’idée d’apporter des améliorations plus conséquentes pour les postures d’attaque en général et plus particulièrement pour les tanks.
A ce jour, il y a plus de 900 scénarios proposés par la communauté dans le Workshop de Steam, ce qui est plus que suffisant pour occuper le public pendant que tu travailles à améliorer le jeu. Pourtant dans la feuille de route il n’y a rien sur l’éditeur de scénario ?
J’ajouterai d’autres types de terrain ainsi que quelques autres nouveautés comme le changement de direction du vent, la pluie, la neige, etc. Tout cela sera bien sûr disponible dans l’éditeur de scénario.
– Tony A. : A l’exception du théâtre Pacifique, quels sont les éléments de la feuille de route qui viendront sous la forme d’un DLC ?
– Jo B. : Pour l’instant, uniquement les forces japonaises. Plus tard, d’autres nations seront disponibles. Par contre, toutes les fonctionnalités essentielles et vitales seront intégrées au jeu de base.
– Tony A. : Dans quelques années, est-ce qu’on peut imaginer que le moteur de Second Front puisse être utilisé pour créer un wargame tactique sur des conflits plus récents ? Et si oui est-ce que tu serais motivé ?
– Jo B. : Je pense que l’algorithme de recherche de chemin peut même être utilisé pour des jeux en temps réel. Le moteur de jeu de Second Front peut être utilisé pour simuler des conflits allant des années 30 aux années 60 environ, mais pas le Viet-Nam. La puissance de feu des armes était trop importante et le moteur ne sait pas la gérer. La guerre moderne fait beaucoup appel à l’électronique, pas très attirante visuellement, ainsi qu’à des armes avancées peu compatibles avec les mécanismes de jeu de Second Front. J’aimerais rester sur le thème de la 2e guerre mondiale pour le prochain jeu.
– Tony A. : Aimerais-tu adresser un message à la communauté ?
– Jo B. : MERCI à la communauté d’avoir acheté Second Front, d’y avoir joué et d’avoir contribué ! J’apprécie SINCÈREMENT votre sympathique soutien sans faille. J’ai besoin de votre aide pour que le jeu continue à vivre, j’ai besoin de vos votes positifs sur Steam.
Pour plus d’informations sur Second Front, voyez cette fiche sur Steam ou celle-là chez l’éditeur.
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Ce jeu est une pépite, et bravo à Jo pour ce fantastique travail ! l’éditeur de scénarios donne accès à un réservoir incroyable d’heures de jeu avec une variété inouïe; la road map ouvre d’énormes perspectives ludiques.
Bref que du plaisir !